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nutes à cette place, jetant les yeux de tous côtés et les ramenant toujours vers cette maison où si souvent Louise l’avait attendu. On aurait dit qu’il en voulait emporter l’image dans son cœur. Le postillon fit claquer son fouet, et les chevaux battirent du pied. Ce bruit arracha Pierre à sa muette et longue contemplation. Il sauta dans la voiture. — En route ! dit-il brusquement. — Les chevaux partirent, et un moment après, un coude du chemin lui cacha la maison et la mer.

À quelque temps de là, un soir, à la Capucine, où elle s’était établie avec Roger, Louise reçut une lettre timbrée de Constantine.

— Une lettre de Pierre ! dit-elle en battant des mains. Elle l’ouvrit à la hâte, et voici ce qu’elle lut :

« Ma chère petite commère,

« Vous doutiez-vous que j’étais en Afrique, à six cents lieues de vous, dans un affreux coin de terre, chez les Kabyles ? C’est une idée qui m’a pris subitement un soir que j’étais au Buisson, quand j’ai poussé ce fameux cri qui vous a tant étonnée. L’idée venue, je suis parti sans vous dire adieu ; j’aurais craint de vous laisser voir tout mon chagrin… Vous étiez si heureuse !

« Qu’aurais-je fait au pays ? Votre présence aurait-elle comblé le vide immense où m’avait jeté votre perte ? Assurément non ! Vous m’aviez désaccoutumé de la solitude. Fallait-il retourner dans cet hôtel de la rue Miromesnil où l’ennui avait failli m’étouffer ? Qu’avais-je fait pour mériter une si triste fin ? C’est alors que la lecture d’un journal m’a tout à coup rappelé l’Algérie et la vie d’autrefois. J’ai senti comme le souffle de la guerre passer sur mon visage, mon sang a coulé plus vite, et j’ai revu comme dans un rêve, passant avec la rapidité de la foudre, mes vieux chasseurs à cheval, les clairons, les drapeaux, les fanfares et tous ces régimens hâlés qui faisaient ma famille au temps jadis. L’odeur de la poudre venait de me monter à la tête ! Quelques heures après, j’étais au Havre, et le chemin de fer me ramenait à Paris. Le ministre, chez qui je suis tombé comme une bombe, a bien voulu me rendre mes épaulettes. On parlait d’une expédition, et j’ai laissé là mes amis pour courir à mes soldats.

« J’étais à peine débarqué, que l’expédition s’est mise en marche. J’ai senti l’odeur connue des lentisques, j’ai vu les spahis courant comme des chèvres sur les collines ; cette agitation, cette activité, ce premier tumulte du départ me rappelaient mille souvenirs qui fouettaient mon sang… j’avais la poitrine gonflée. Ah ! quelle joie, chère commère ! Il faisait un temps superbe. Les baïonnettes étincelaient au soleil, et l’on entendait partout le long frémissement des