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dessus de tout ce qu’elle pouvait espérer. Quant au professeur, il ne parlait jamais de Pierre qu’en disant : « Mon gendre M. Le comte ! » Ce dernier mot semblait même ne pouvoir sortir de sa bouche, tant il était gros. Un soir, M. de Villerglé le surprit en train de feuilleter de gros volumes et des liasses de vieilles chartes sur lesquels il prenait des notes. — Eh ! eh ! dit le professeur, les Villerglé étaient aux croisades, mais il y avait un Morand dans l’armée de Guillaume le Bâtard !

Les bans allaient être publiés, lorsqu’un matin Pierre vit arriver Louise à la Capucine. Elle était fort pâle et tout effarée : — Qu’y a-t-il? s’écria Pierre.

— Ah! dit-elle, il y a que Roger est arrivé.

M. de Villerglé se sentit pâlir. — Eh bien ! dit-il, il s’en ira comme il est venu.

— Ah! le pauvre garçon, il est si malheureux!

— Vous l’aimez encore!

— Pardine ! je l’ai bien senti en le voyant.

C’était le premier cri, le cri parti du cœur. Pierre en fut bouleversé. Louise se sentit émue à la vue du chagrin qu’elle avait causé. — Il ne faut pas que cela vous désole, reprit-elle, on n’est pas maître de ces premiers mouvemens; mais vous avez ma parole, et je la tiendrai C’est toujours votre femme qui vous parle.

Deux larmes s’échappèrent des yeux de Louise.

— Mais enfin d’où vient-il? s’écria Pierre.

— Vous savez qu’il était à La Havane, où il cherchait à s’employer. Il avait perdu à peu près tout ce qu’il avait, et n’osait plus nous écrire. Enfin il trouve à s’embarquer sur une goélette qui allait à la Nouvelle-Orléans; la goélette est rencontrée par un ouragan et périt : un navire ramène Roger à Honfleur. A peine débarqué, il apprend que je vais me marier. C’est au temps où courait ce bruit dont vous m’avez parlé : il s’agissait de vous et non d’un autre comme vous l’avez cru. Voilà mon Roger qui perd la tête; il quitte Honfleur, et vient à Dives pour me faire ses adieux. Au moment d’entrer au Buisson, le courage lui manque, et il s’en allait sans m’avoir vue, quand je l’aperçois... Je l’ai appelé, il s’est arrêté, et j’ai couru à lui. Est-il changé, mon Dieu!

Louise pleurait en achevant. — Vous ne m’en voulez pas, reprit-elle, il partira demain, et je sens bien que je ne le verrai plus !

— Et s’il ne part pas?

— Ça ne m’empêchera pas d’être votre femme.

Pierre prit la main de Louise. — Bon, dit-il, je verrai Roger. M. de Villerglé ne savait pas encore ce qu’il ferait. Il sentait bien qu'il aimait Louise, mais quelque chose lui disait qu’il ne pour-