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souvent piquantes d’originaux pris dans la société du XVIIIe siècle. On comprend par là même pourquoi ses tableaux ont perdu de leur prix : nous ne pouvons plus en vérifier l’exactitude. Goldoni ne mérite donc pas, tant s’en faut, d’être appelé le Molière italien. Sans parler de la distance infinie qui sépare le génie d’un talent de second ordre, et qui devrait interdire toute comparaison, il n’y a entre ces deux comiques presque rien de semblable. L’habileté de Goldoni éclate surtout dans l’art d’amener le dénoûment avec un naturel parfait et sans effort. C’est là ce qui occupe le moins Molière. Goldoni manque de comique et de gaieté. S’il rit quelquefois, c’est par hasard et dans des scènes éparses qui ne suffisent pas pour animer un long ouvrage, encore moins un répertoire comme le sien. Il manque de correction, d’élégance, de distinction dans le style; il écrit mal la langue nationale et n’est à l’aise que dans le dialecte vénitien. Il est bourgeois, petit bourgeois même, et croit que, pour peindre fidèlement les hommes, il faut leur faire parler leur véritable langage dans toute son incorrection, dans toute sa platitude : erreur capitale, qui substituerait le métier à l’art et la photographie à la peinture. Entre écrire comme on parle et faire parler les gens comme on écrit, il y a un juste milieu dont Molière a donné l’incomparable modèle. Qu’y a-t-il donc de commun entre ces deux hommes? Si Goldoni a des maîtres dans la littérature française, il faut les chercher au XVIIIe siècle. Il demande, je le reconnais, l’inspiration à Molière, mais c’est de Le Sage, de Sedaine, de Diderot, qu’il la reçoit. Moins philosophe dans la forme et moins raisonneur, il écrit comme eux gravement. S’il garde quelque avantage, c’est qu’en cherchant à prouver il n’oublie pas de peindre, et qu’il a par instans quelques éclairs de comique et de gaieté, compensation bien insuffisante à ce qui lui manque du côté du style.

Mais nous en parlons bien à notre aise. En plein XVIIIe siècle, les écrivains dramatiques n’avaient guère en Italie le loisir de s’arrêter à l’élégance ou à l’idéal. C’était déjà une réforme assez hardie que de substituer aux canevas de la commedia dell’ arte des pièces écrites d’un bout à l’autre, et de ne laisser aux comédiens que la tâche de débiter l’esprit d’autrui. C’était chose plus grave encore de substituer l’observation et l’étude à la fantaisie, car l’observation semble répugner au génie italien. Demandez-lui d’exécuter à l’instant un brillant caprice lyrique, d’inventer une histoire poétique, merveilleuse, invraisemblable, il y a chance que vous soyez satisfait; mais faut-il descendre dans la rue, s’arrêter au coin des carrefours pour étudier les mœurs populaires, s’asseoir au foyer d’un ami pour y surprendre mille détails de la comédie humaine, s’il y parvient, ce ne sera pas sans faire violence à ses instincts les plus naturels. La gêne paraîtra dans la composition, dans le langage, et le novateur