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Suède nos émigrés; il se multiplie enfin pour les intérêts de son pays et de son maître. Seulement son activité va d’ordinaire jusqu’à l’inquiétude et souvent jusqu’au zèle intempérant ou même indiscret. Pour ce qui est de l’appréciation, si difficile assurément, des terribles nouveautés dont il fut appelé à être le témoin, il ne manque pas de perspicacité, et ses dépêches ne semblent pas inférieures sous ce rapport à celles du comte de Creutz, qui toutefois s’entend beaucoup mieux à manier notre langue. Quelques extraits, résumant pour le lecteur l’impression que nous a laissée la lecture de ces liasses énormes (deux ou trois dépêches par jour) conservées aujourd’hui aux archives de Stockholm ou dans la bibliothèque d’Upsal, seront peut-être ici d’autant plus acceptables qu’ils permettront de comparer sur les mêmes sujets le langage de l’ambassadeur et celui de l’ambassadrice[1].

Dès 1786, la conformité des sentimens exprimés par M. et Mme de Staël est remarquable, et nous retrouvons sans aucun doute dans les écrits de l’un et de l’autre un écho du salon, des opinions et du propre langage de M. Necker.


«J’ai l’honneur, écrit M. de Staël le 10 novembre 1786 dans une missive particulière au roi[2], d’envoyer à votre majesté une lettre du roi et une autre de la reine de France, et je profite du départ de M. d’Asp pour mettre sous les yeux de votre majesté le tableau de la cour de France. Le roi n’est ni gouverné ni maître. M. de Vergennes est de tous les ministres celui qui paraît le plus aimé; son air de simplicité et sa mine patriarcale plaisent. Le crédit de la reine est toujours grand, mais c’est plutôt, si je puis dire, un crédit de sentiment que l’effet de son caractère. Le roi lui cède plutôt qu’il ne la consulte. Elle n’a pas pris d’empire et n’est malheureusement pas assez occupée des affaires, je dis malheureusement, car sa bonté et son élévation d’âme feraient désirer qu’elle influât sur les choix que fait le roi et sur toutes ses actions. Le reste de la famille royale n’a que le crédit nécessaire pour faire donner de l’argent et des places à ses créatures. On dit que M. Le baron de Breteuil va s’occuper de présenter au conseil un plan d’édit sur l’état des protestans en France. Il serait bien temps que ce reste de barbarie disparût. Quant à M. de Galonné, si M. de Vergennes l’abandonnait, il tomberait. La reine croit avec raison qu’il met les affaires de finance dans un désordre terrible. On ne sait pas ce qu’il va devenir. Il a promis aux receveurs-généraux de ne pas faire d’emprunt de l’année. On dit qu’il cherche des ressources dans l’agiotage, mais de quel front osera-t-il présenter un emprunt en pleine

  1. La partie purement officielle de la correspondance est écrite en français, suivant l’usage; les dépêches destinées spécialement à être mises sous les yeux du roi sont en langue suédoise, et donnent, dans les temps les plus troublés, un récit détaillé des épisodes quotidiens. La correspondance privée de M. de Staël, différente de ces deux sortes de dépêches, est écrite en français.
  2. Papiers de Gustave III à Upsal, tome XLIV in-4o, lettres en français.