Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 6.djvu/338

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plaignante et des témoins, et de diriger vers le magistrat du district les documens de son enquête et la personne de l’accusé. L’imagination la plus noire ne saurait rêver les révoltantes iniquités qui accompagnent ces premiers procédés judiciaires : le parjure pratiqué dans des proportions heureusement inconnues en dehors de cette terre classique du mensonge; l’accusé sur lequel pèsent les plus fortes charges relâché le plus souvent lorsqu’il peut satisfaire la cupidité du darogah et de ses subordonnés; maisons livrées au pillage, innocens soumis sciemment à de véritables tortures qui doivent leur arracher des aveux; enfin des hommes amenés, à prix d’argent, à s’accuser d’un crime qu’ils n’ont pas commis, et qui entraîne la peine capitale ! Un pareil tableau semble dépasser de beaucoup les limites du vraisemblable; ce n’est toutefois qu’une reproduction affaiblie de ce qui se passe presque journellement dans l’Inde. Nous prendrons la liberté de citer un exemple à l’appui de nos observations, exemple que nous n’emprunterons pas aux légendes hindoues, comme on pourrait le croire, mais bien aux annales du Sudder Adawlut du Bengale, à la rumeur publique, car il est connu de tous.

Un darogah avait donné avis d’un crime au magistrat du district, en ajoutant que les plus actives recherches n’avaient pu le mettre sur les traces de l’auteur du forfait. Le magistrat, qui soupçonnait la probité de son subordonné, lui annonça que si dans dix jours les auteurs du crime n’étaient pas découverts, il serait suspendu de ses fonctions. Aucun résultat n’ayant été obtenu au terme du délai, la menace fut mise à exécution, et le darogah remplacé temporairement par un officier inférieur dont le magistrat stimula le zèle en lui promettant la place du darogah destitué, au cas où il découvrirait les coupables. Le nouveau fonctionnaire ne fut pas plus heureux que son prédécesseur; mais plutôt que de renoncer à la place promise à son ambition, il fit offrir une récompense de 100 roupies à quiconque voudrait s’avouer coupable du meurtre en question. Deux êtres à apparence humaine, en vérité nous ne pouvons pas dire deux hommes, se présentèrent pour accepter les conditions de ce marché, dont, vu la concurrence, la prime fut réduite de moitié. Immédiatement l’officier de police inventa une histoire en harmonie avec les dépositions des témoins; les deux individus firent leurs aveux devant les habitans les plus considérables du village, et les procès-verbaux de l’enquête et les accusés furent dirigés vers le magistrat, qui en récompense appela sans délai son délégué infidèle aux fonctions du darogah destitué. Comme il avait été convenu dans les conditions du marché que les accusés renouvelleraient leurs aveux en présence du magistrat, ils racontèrent fidèlement de nouveau devant ce dernier les détails du crime imaginaire; puis,