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uns de ses marteaux pour le combattre à armes égales, ils l’auraient fait volontiers. Les Anglais traitent les hommes comme ils traiteraient des forces naturelles dont ils ne connaîtraient pas la puissance exacte. Ni le tigre ni le lion ne sont lâches, et cependant ils reculent devant un ennemi inconnu : l’Anglais recule aussi avec la timidité de la bête fauve, jusqu’à ce qu’il ait reconnu son adversaire, rassemblé ses forces et surtout pris son parti. Ce n’est pas par calcul qu’il recule, c’est par un sentiment beaucoup plus honorable, c’est par défiance de lui-même. Il ne se bat que lorsque la fatalité le veut ; alors il marche intrépidement à son sort. Aussi ce n’est pas dans ses luttes avec l’homme qu’il est le plus remarquable, c’est dans la lutte avec ce qu’il y a de plus tyrannique et de plus fatal, les forces naturelles. L’héroïsme, très réel pourtant, de l’Anglais sur le champ de bataille est bien dépassé par l’héroïsme du pionnier isolé au sein des forêts et du marin sur l’Océan. Ils se battent bravement avec des ennemis muets, avec des bancs de glace, avec des crocodiles et des alligators, avec des serpens et des tigres. Les annales de leur marine et de leurs colonies contiennent des milliers d’exemples de cet héroïsme presque inconcevable. On dirait d’hommes qui n’ont fait toute leur vie que chasser l’ours blanc du pôle et se battre avec les monstres de la mer. Ce dédain des dangers naturels est leur vrai courage : il avait fait de leurs ancêtres d’étonnans pirates ; il a fait d’eux d’étonnans colons et d’extraordinaires marins.

L’Angleterre représente donc la civilisation barbare. Partout ailleurs contrarié, impuissant à s’exprimer sous une forme précise, mal pondéré et trop obéissant à ses instincts pour avoir appris à les gouverner, le génie germanique a trouvé en Angleterre son expression pratique, et a montré ce dont il est capable, non plus dans la vie spéculative, mais dans la vie politique et active. Traditions, institutions, langue, habitudes, caractère, vertus et vices, tout est là profondément germanique. Il est entré de l’alliage latin dans cette civilisation, je le sais ; mais cet alliage y est entré dans une proportion très mince, dans la même proportion que le cuivre entre dans nos monnaies d’argent et pour le même but. Il n’a servi qu’à donner à ce génie plus de sonorité et de solidité ; il a été la soudure qui a servi à attacher ensemble toutes les pièces de cette civilisation. Un peu de discipline était nécessaire pour que cette indépendance excessive ne devînt pas de l’anarchie ; un peu de culture romaine était nécessaire pour que cet esprit sauvage eût honte de lui-même et ne persistât pas dans son ignorant orgueil : la civilisation romaine a fourni cette parcelle de discipline et de culture, et, sous l’influence de ce levain imperceptible, la pâte barbare a fermenté avec une vigueur extrême. Les Anglais n’en sont pas moins restés ce qu’étaient leurs pères, et