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De là l’attachement qu’il a pour ses institutions, de là aussi la timidité avec laquelle il dirige ses attaques contre les préjugés dont il reconnaît l’influence malfaisante. Il peut ne pas aimer l’aristocratie ; mais comment gouvernera-t-on, lorsqu’une fois l’aristocratie aura disparu ? Il peut ne pas aimer l’église ; mais comment le peuple priera-t-il si l’église est une fois renversée ? Voilà la crainte qui arrête la main de tout ardent Anglais, et qui tempère ses passions politiques. En outre les institutions établies ont pour un peuple pratique comme le peuple anglais un avantage inappréciable ; elles donnent à l’homme la mesure du devoir qu’il doit accomplir et les instrumens nécessaires pour l’accomplir. Prenons un exemple, l’église anglicane si l’on veut. Emerson met finement le doigt sur toutes les plaies religieuses de l’Angleterre ; il montre bien le caractère illogique de l’institution anglicane, la dépeint abandonnée par tous les esprits pensans et minée par le germanisme. Sans se laisser abuser par la phraséologie religieuse, il déclare tout net que la religion des Anglais dans la haute société n’est que le complément d’une bonne éducation. Cela est vrai, et cependant combien d’hommes excellens en dehors de l’église et dans l’église même qui, connaissant ces défauts aussi bien qu’Emerson lui-même, s’attachent obstinément au credo anglican ! La raison en est simple ; l’édifice a beau être défectueux, il offre un abri. L’homme le plus pieux, le plus animé de dispositions chrétiennes, verra son ardeur se répandre en fumée, s’il n’appartient pas à une institution fixe. Laissé seul avec la conscience de son devoir, il se trouvera fort embarrassé ; à force d’être général, son devoir n’aura rien de direct ni de pratique. Les instrumens lui feront défaut pour l’accomplir. Comment commencer et par quoi finir ? C’est là le grand vice de tous les esprits solitaires ; les outils leur manquent, et sinon le but élevé et lointain, au moins le but direct et temporel. De telles choses ne sont pas à craindre avec un épiscopat et un credo établi, les moyens et les buts d’activité abondent : missions, prédications, culte, enseignement, l’individu n’a que l’embarras du choix. Les Anglais ne résistent pas aux faits, et comme ils ne se font jamais prier pour reconnaître le mérite d’une œuvre quelconque, il s’ensuit que les institutions, quelles qu’elles soient, sont presque inébranlables dans ce pays, car il est rare qu’il y ait une institution qui n’ait pas en elle une parcelle de bien unie à beaucoup de mal. Comment remplacerons-nous le bien qui est mêlé à cet alliage. Tel est le raisonnement invariable de l’intelligence anglaise. Le radical le plus obstiné, le plus ardent pour les intérêts des classes moyennes, ne songe pas à détrôner l’aristocratie, au moins de ses postes officiels de représentation extérieure. Il voudrait avoir le pouvoir réel, celui de l’argent, et laisser à l’aristocratie le pouvoir du rang et des manières, qu’il ne songe pas à lui contester. Le charme personnel, l’attrait des