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bêtes fauves qui se désaltéraient. Au milieu du lac s’élevait une île boisée. Ce spectacle était enchanteur; je fis part de mon ravissement à mon peon. « Oh! me dit-il, si vous alliez du côté de la Rivière-Rouge, vous verriez des sites plus beaux que celui-ci. — Il y a donc près d’ici une Rivière-Rouge? — Oui, elle est très curieuse, surtout au passo del gigante. C’est un gué qu’on appelle ainsi à cause des ossemens de géans qui y sont enterrés. J’ai vu de ces ossemens qui avaient de douze à quatorze pieds de long; mais on a enlevé tous ceux que l’eau avait mis à découvert, et la terre est si dure que la pioche ne peut l’entamer. Du reste, si les curiosités du pays vous intéressent, je pourrai vous raconter des histoires extraordinaires, car don Ignacio Garcia a beaucoup marché dans les vallées solitaires et appris bien des choses que ses compatriotes ignorent. — Quel est-il, ce don Ignacio Garcia? — Caramba! senor don Emmanuel, vous ne comprenez pas que c’est moi? — Eh bien! senor don Ignacio, racontez-moi vos voyages et vos découvertes. — A une condition, c’est que vous me garderez le secret tant que vous serez au Mexique. — Je vous le promets. — D’abord je vous jure que tout ce que je vous dirai est vrai, comme il est vrai que Notre-Dame de Guadalupe est la bonne patronne des Mexicains. — Je vous crois, mais commencez. — Il y a, reprit gravement don Ignacio, dans l’état de Tamaulipas une vallée peu connue où l’on trouve des fourmis d’une grosseur extraordinaire qui font du miel, et ce miel est d’une saveur plus agréable que celui des abeilles sauvages, qui est pourtant le meilleur du monde. Ces fourmis semblent à demi enterrées dans le sol, d’autres fourmis de la même famille les nourrissent dès qu’elles se mettent à produire le miel; ce miel se forme dans une vésicule adhérente à la fourmi; quand la vésicule est pleine, la fourmi meurt.»

J’interrompis ici don Ignacio pour lui dire que j’avais vu à Matamores un gentleman américain, nommé Langstroth, qui conservait dans un vase de terre quelques-unes de ces vésicules. Elles ont la grosseur et la forme d’un grain de raisin ; le miel a la couleur et la transparence d’une belle topaze du Brésil; quant à la fourmi, elle reste dans la vésicule, comme enterrée dans son propre ouvrage; elle a l’apparence d’une grosse fourmi ordinaire.

Don Ignacio m’avait promis cependant des révélations inattendues. Voyant que j’en savais sur les fourmis à miel autant que lui, il réfléchit un peu, et commença un nouveau récit que cette fois je n’interrompis pas. «Il y a dix ans, — c’était à l’époque où je gardais les troupeaux de dona Trinidad Flores, — comme j’étais à la poursuite d’un mustang (cheval sauvage), je pénétrai dans une gorge très étroite du pays de Nuevo-Leon. Ce n’étaient à droite et à gauche que rochers amoncelés, comme après l’éboulement d’une montagne.