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gestes de théâtre, qu’on prend ses malheurs réels pour des événemens de tragédie,

« J’ai fait à Auteuil, il y a quelques jours, un dîner de bienfaisance. La femme d’un épicier, ayant trouvé dans la rue une lettre d’un prisonnier de Bicêtre qui l’a intéressée, a remué pendant trois ans entiers le ciel et la terre pour obtenir sa délivrance. Enfin le maréchal de Castries, ministre plein d’humanité, l’a emportée. Cette femme a eu l’année dernière le prix de vertu à l’Académie. Elle dînait, il y a huit jours, chez Mme de Luxembourg et Mme de Boufflers avec l’homme qu’elle a fait sortir de prison après trente-cinq ans de captivité pour une étourderie. Je ne puis dire combien cet homme m’a intéressée. Il nous a joué d’un instrument qu’il avait fait à la Bastille avec un bâton de sureau. Enfin le récit des misérables amusemens de cette affreuse solitude, des ressources inimaginables qu’il avait trouvées pour se sauver de ces lieux horribles, m’ont émue jusqu’aux larmes. Comme les plus petits des plaisirs deviennent essentiels lorsqu’on n’a plus que ceux-là! Comme les plus petites circonstances sont remarquées, lorsque tout peut servir et lorsque rien ne distrait! Ce que la puissance de l’attention fait découvrir semble incroyable à ceux à qui le tourbillon du monde n’a jamais laissé le temps de réfléchir.

« J’ai entendu deux actes d’une tragédie que personne ne connaît et qui m’ont fait la plus grande impression. C’est Strafford et Charles Ier, par M. de Lally, fils de celui qui a été décapité et qui défend la mémoire de son père avec tant de chaleur. L’analogie de l’histoire de son père avec celle de Strafford, du caractère de Louis XV avec celui de Charles Ier, ajoute à l’impression de ce bel ouvrage. Je n’ai jamais vu un homme plus voué à une seule pensée et à un seul sentiment. Il ne voit partout qu’un père à venger, qu’une injustice à réparer, un innocent à justifier. A son âge, à tout âge, c’est chose digne d’admiration. »


Nous n’avons pas voulu interrompre le récit de Mme de Staël dans ce premier bulletin, afin de lui conserver aux yeux du lecteur toute sa physionomie; mais il faut en noter tous les aspects. La funeste insouciance des dernières années de la société qui allait périr se peint, il est vrai, dans ce futile recueil d’anecdotes et de bons mots composé pour distraire un roi; mais sur cette trame, que la plume facile de l’écrivain a tissée légère et agréablement variée, n’a-t-on pas vu apparaître quelques sombres couleurs? n’a-t-on pas remarqué ces premières lignes sur les lettres de cachet, sur ces institutions qui « rendent trop dépendans de la vertu de ceux qui nous entourent, et dont on commence à se plaindre,... » cette haine des prisons d’état, le mot de M. de Créqui sur les Rohan, qui « rentrent bien dans la noblesse, puisqu’ils se déshonorent, » ces dîners de bienfaisance, ces marques de sympathie données à ceux qui souffrent des abus du pouvoir? Autant de témoignages qui montrent que la sécurité des dernières années du XVIIIe siècle était trompeuse, et que l’écrivain, bien jeune encore, avait le sentiment du péril de-