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insister. Je fis quelques visites, mais comme j’étais obligé à chacune de fumer une cigarette et d’avaler une tasse de chocolat, je dus en régler le nombre d’après les convenances de mon estomac. Puis je revins à Roma avec le jeune shérif, qui me témoigna toujours la plus cordiale amitié. Chaque jour m’apportait une nouvelle preuve que le missionnaire français, dans ces pays, se concilie aisément la sympathie d’une multitude de juifs et de protestans, s’il leur montre un peu de confiance et de franchise, et s’il demeure inflexible dans l’accomplissement de ses devoirs. Étant à bout de ressources, je résolus de retourner à Brownsville et fis mes adieux au shérif. Pauvre jeune homme ! il devait plus tard périr assassiné dans l’exercice de ses fonctions.

En le quittant, je m’égarai. Pour regagner le vrai chemin, j’entrai hardiment dans un fourré, en dépit des épines et au prix de quelques écorchures et de quelques lambeaux de vêtemens laissés aux branches d’acacia ou de mesquite. Je luttais depuis une heure et j’avais fait à peine un demi-mille, quand tout à coup je me trouvai devant neuf Indiens; trois étaient des femmes, les six autres étaient armés de flèches. Je saisis mes pistolets et criai : Arrêtez ! Ils s’arrêtèrent comme des soldats à la voix de leur capitaine. Un d’eux s’approcha et me parla en mexicain; le son de cette langue me fit un vif plaisir. Je respirai, reconnaissant que j’avais affaire à des Indiens manzos (doux). « Où allez-vous? » demandai-je. L’Indien me dit qu’ils chassaient et que le manque de gibier sur la frontière mexicaine les avait poussés dans le Texas. « Moi, dis-je, je suis chef de la prière sur les bords des Grandes-Eaux; je suis venu dans l’intérieur pour visiter les adorateurs du Grand-Esprit, et je retourne dans ma cabane. » Il me regarda tout surpris. « Pourquoi, dit-il, le chef de la prière ne prend-il pas le grand sentier qui est près de lui? Le chemin des grandes herbes est difficile. » Je n’osais dire que je m’étais égaré, de peur qu’il ne leur prît envie de me tuer pour avoir mon cheval et mes armes. « C’est vrai, répliquai-je, le chemin des grandes herbes est difficile, mais le souffle du Grand-Esprit y agite les feuilles des arbres; il rafraîchit le front des visages pâles, et les branches des mesquites empêchent les feux du ciel de nuire au voyageur. » Pendant cet entretien, les autres Indiens s’étaient insensiblement rapprochés, et le plus vieux d’entre eux me demanda du tabac. Je n’avais ni argent ni tabac; je le leur dis, et les quittai à la hâte en leur souhaitant bonne chasse. Je songeais cependant qu’ils m’avaient dit que le grand sentier était près de moi; par grand sentier, ils entendaient sans doute la grand’route. Je me dirigeai à gauche, et en effet je me retrouvai bientôt dans le vrai chemin, qui me conduisit, après une marche pénible, à la ville mexicaine de Camargo.