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l’organisation municipale, la loi de Lynch était en pleine vigueur à Brownsville; c’était pour les habitans le seul moyen de pourvoir à Leur sûreté. Les jugemens du peuple avaient un mérite, l’impartialité; mais ils avaient un défaut, la précipitation. On pendait l’homme qui en avait blessé un autre, sans s’informer si la blessure était grave ou légère. Un soir, dans un fandango, un Américain à moitié ivre frappa un Mexicain d’un coup de couteau dans le ventre; il se sauva du côté de Rio-Grande, mais on le rattrapa comme il venait de se jeter à l’eau. On le garrotta, et le lendemain la population s’assembla dans un carrefour pour prononcer le jugement. Un homme (le futur shérif), sans préambule ni précaution oratoire, cria : « Que ceux qui votent la mort passent de mon côté ! » Un hourrah épouvantable accueillit cette proposition d’un laconisme sauvage; le prévenu fut condamné à l’unanimité. On le mena sur une charrette à l’abattoir; la potence n’était pas encore construite. La charrette s’arrêta sous les poteaux qui servent à hisser les bœufs qu’on doit écorcher. Le futur shérif saisit la corde et se mit en devoir de faire le nœud. Il paraît qu’il s’y prenait maladroitement, car le condamné, qui n’avait pas les mains liées, lui dit : « Laissez-moi faire; vous ne connaissez pas votre métier. » Il fit le nœud, se le passa autour du cou, et dit : « Messieurs, écoutez un bon conseil; si vous désirez n’avoir jamais la corde au cou, ne vous enivrez pas, c’est l’ivresse qui m’a mis sur cette charrette. J’ai une dernière grâce à vous demander : ne mettez pas mon nom dans les journaux, que ma mère ignore le plus longtemps possible le sort de son fils. » Il cria aux chevaux de marcher, et pendant quelques minutes le corps se balança suspendu.

Plus tard, ces exécutions, qui restèrent assez fréquentes, prirent un caractère plus solennel; le condamné était assisté par un ministre de sa religion. La barbarie pourtant ne perdit pas tous ses droits. Un jour on pendit à la fois et sur la même potence deux Mexicains et un Américain. Les amis de l’Américain l’avaient enivré pour adoucir ses derniers momens, et il marcha à l’échafaud en chancelant, en chantonnant, un cigare à la bouche. Il était accompagné d’un ministre presbytérien; un ministre catholique assistait les Mexicains. Les cordes furent arrangées, et les condamnés placés sur la planche fatale. Alors le prêtre catholique se mit à genoux et invita l’assemblée à prier pour ces malheureux. La prière finie, le ministre presbytérien fît un long discours dont les condamnés durent attendre la fin avant que la planche fatale, en faisant la bascule, les jetât dans l’éternité. Pour moi, je ne pouvais supporter qu’on prolongeât par des délais ces horribles tortures, et je refusai toujours de prendre un rôle dans ces affreuses tragédies.

Pour réprimer les malfaiteurs, les habitans de Brownsville n’avaient