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cruelles épreuves de la guerre, s’élevait, au moyen de ces ordonnances du comptant dont M. Pierre Clément a si bien expliqué le mécanisme dans son Histoire de Colbert, le chiffre de ces libéralités royales quotidiennement consignées par Dangeau avec une naïve admiration : lamentable budget, qui, à titre de pensions fixes ou de dons extraordinaires, sous le masque de loteries magnifiques, par l’effet de la vente anticipée des charges et l’étrange expédient des brevets de retenue, portait à un taux presque incroyable les sommes que les obsessions de quelques familles arrachaient à la complaisance calculée du monarque. Vivre des bienfaits du roi avait fini par devenir pour la noblesse de cour une habitude dont l’une des conséquences les moins prévues, mais certainement les mieux constatées, fut de lui faire pleinement négliger, avec le soin des intérêts locaux qui fonde le patronage, la gestion de ses propriétés patrimoniales, de telle sorte que cette noblesse se trouva conduite à dissiper en quelque façon par honneur dans les profusions du luxe et surtout du jeu des sommes souvent supérieures à celles qu’elle obtenait par l’importunité ou par l’intrigue. Au commencement du XVIIIe siècle, l’esprit de dissipation avait été engendré par l’esprit de servilité, comme l’impiété le fut par l’hypocrisie.

Dans un monde tout occupé du soin de se faire payer la rançon de sa propre indépendance, il ne pouvait être question ni de contrôler le pouvoir ni moins encore d’en changer le mécanisme, quelque secret jugement que l’on portât sur ses actes. Personne ne paraissait entrevoir d’ailleurs les conséquences auxquelles devaient conduire cette abdication de tout un grand peuple ne vivant plus que de la vie d’un homme, et ce défaut absolu d’institutions et de garanties qui, même en matière judiciaire, n’avait pour contre-poids que l’honnêteté personnelle du prince. Personne n’aspirait ni à remettre la noblesse en communication avec le pays ni à délivrer la royauté d’une responsabilité terrible, devenue son unique et trop manifeste péril. Fénelon seul avait quelques idées de cette nature; encore le petit nombre de ses écrits politiques porte-t-il bien moins le caractère de la critique que celui de l’utopie, et le précepteur du duc de Bourgogne aspire plutôt à transformer le roi qu’à modifier la royauté. Enfin, parmi les plus grands et les plus libres esprits de ce siècle, celui qui a sculpté en bosse la longue galerie de ses contemporains et marqué cette société d’une empreinte immortelle n’a pas même la pensée qu’une participation régulière au pouvoir administratif et politique soit nécessaire pour faire vivre et bien plus encore pour relever une aristocratie. En signalant tant de maux sous lesquels la France succombe, Saint-Simon ne propose guère autre chose pour les guérir que de réviser le cérémonial et de rendre à quelques ducs le pas et les honneurs usurpés par les bâtards et