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portante dans les armées, dans le gouvernement et jusque dans l’église.

Cette faveur coûtait bien cher d’ailleurs, et le roi n’entendait dispenser personne d’en payer strictement le prix. Un établissement à Versailles impliquait en effet une dépendance continue à laquelle rien ne pouvait vous faire échapper jusqu’au dernier jour de votre vie. Les hommes attachés à cette brillante glèbe n’obtenaient et ne demandaient jamais dispense de la quitter; il fallait demeurer été comme hiver à la cour, puisque ni les jouissances de la propriété, ni les devoirs de la famille, ni les soins mêmes de la santé ne dispensaient d’une assiduité qui était le premier mérite aux yeux du prince, et qui parfois tenait lieu de tous les autres. Saint-Simon assure que le duc de La Rochefoucauld, qui, malgré sa longue cécité, conserva jusqu’à sa mort la faveur de son maître, la dut surtout à ce que durant quarante ans il avait à peine découché vingt nuits de Versailles. Pour les familles de la cour, point de résidence habituelle à Paris, où elles se montraient à peine, point de salons pour y recueillir et y concentrer le mouvement d’esprit d’une grande capitale, point de vie domestique dans l’ampleur de ses aisances et la douce liberté de ses allures; jamais de séjour dans ses terres pour y maintenir son patronage, ou y suivre, loin de l’œil du pouvoir, le cours de ses plaisirs ou celui de ses affaires. Les intérêts agricoles ne touchent personne, et les provinces n’existent pas plus que les champs pour les hôtes de Versailles, qui ne les traversent que pour se rendre en poste à l’armée ou pour venir reprendre à la cour leurs quartiers d’hiver; les gouverneurs titulaires de celles-ci n’ont pas même la pensée d’y paraître, et les gouvernemens ne comptent que pour les appointemens qu’ils rapportent.

Vers les premières années du XVIIIe siècle, la cour est parvenue à anéantir à la fois Paris et la France. Pour la haute noblesse, qui y réside en permanence, Versailles et Marly sont devenus les limites de l’horizon. Chasser avec le roi, le suivre dans ses jardins et dans la visite de ses fontaines, jouer gros jeu deux fois la semaine à l’appartement, se montrer chaque jour au lever et au coucher du monarque, passer en silence pendant qu’il prend ses repas, comme des soldats à une revue, obtenir pour prix de son exactitude une désignation pour les voyages de Marly et quelques privances de Mme de Maintenon, ce sont là les devoirs et les récompenses de cette captivité dorée, dont tous les jours se suivent et se ressemblent, et qui seule aurait suffi pour tarir à leurs sources la grandeur et l’intelligence de la nation.

Les avantages retirés par l’aristocratie de cette hermétique séquestration ne lui furent pas moins funestes que l’isolement auquel elle se condamna pour les obtenir. Chaque année, même durant les plus