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La journée de prédication en plein air est, avons-nous dit, un tableau de mœurs très curieux, ce qui ne veut pas dire qu’il soit très édifiant. Les révérends y montent sur des tréteaux qui ressemblent un peu trop à ceux des saltimbanques, et les fidèles y manifestent une exaltation qui participe un peu de l’ivresse. Nous avons une certaine peine à concilier avec la sévérité et la simplicité protestantes l’indulgence que l’auteur montre pour ce genre de dévotion. Ce n’est pas la peine de se moquer des miracles italiens et de la religion italienne, si l’on est prêt à justifier les convulsionnaires par l’unique raison qu’ils sont noirs. Il est vrai que Mme Stowe dit que cette religion convient à une race demi-barbare ; mais c’est comme si elle disait que c’est bon pour des nègres, ce qui n’est ni très flatteur pour eux ni très encourageant pour leurs défenseurs.

Un jour Milly arrive chancelante et ensanglantée à la plantation Gordon. Le maître auquel on l’avait louée lui a tiré un coup de carabine : Clayton lui fait un procès qu’il plaide lui-même et qu’il gagne ; mais il y a appel, et cet appel est porté précisément devant la cour que préside son père. Le juge Clayton est un homme honorable et respecté, le premier à déplorer les abus de l’esclavage ; mais il est chargé d’appliquer la loi, et la loi est formelle. La loi consacre le pouvoir absolu du maître. L’auteur a mis ici dans la bouche du juge Clayton un jugement célèbre qui fait jurisprudence dans les états à esclaves, et c’est une législation d’autant plus féroce qu’elle est appuyée sur une irréfragable logique. Ici ce n’est plus du roman, ce n’est qu’un procès-verbal ; dans cette simplicité cruelle de la loi, il n’y en a pas moins le plus affreux des drames.

Encore une application de la loi. On a vu qu’il y avait une sœur de Harry, esclave comme lui, que son maître avait affranchie et épousée avant de mourir. Ce maître était le cousin de Tom et de Nina ; Tom Gordon fait attaquer son testament ; les juges déclarent nul l’acte d’émancipation de la femme et des enfans, et ils redeviennent esclaves, et esclaves de Tom. Ainsi la loi s’oppose même à la volonté du maître quand elle est humaine, parce que cette humanité peut mettre en péril la cause de la communauté. Cora Gordon, rentrée sous l’horrible domination de son frère, arrache ses deux enfans à l’esclavage en les tuant de sa main. Traduite devant la cour, elle dit :


« — Vous voulez savoir qui a tué ces enfans ? Eh bien ! je vous le dirai, c’est moi. Oui, c’est moi,… oh ! que je suis heureuse de l’avoir fait ! Savez-vous pourquoi je les ai tués ? parce que je les aimais, parce que je les aimais tant que je suis allée jusqu’à donner mon âme pour sauver la leur. J’ai entendu dire autour de moi que j’étais folle, dans un accès de délire, et n’avais pas su ce que je faisais. C’est une erreur, j ’étais de sang-froid, j’ai su ce que je