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jour elle entend qu’on parle d’elle, de son âge, de sa tournure, de sa santé, comme on l’aurait fait d’une bête amenée sur le marché. On dit à sa maîtresse : « Pourquoi ne mariez-vous pas Milly ? Il faut lui donner un mari, les enfans de cette fille-là vaudront leur pesant d’or. Il y a de ces femmes-là qui en ont jusqu’à une vingtaine ; c’est une fortune. Les enfans de Milly, vous pourriez les vendre l’un après l’autre, selon le besoin, aussi sûrement que vous feriez une traite sur votre banquier, » Voilà ce que Milly entend sans le vouloir, et ce jour-là elle se jure à elle-même de ne jamais se marier ; mais comme elle est toujours bien traitée dans la maison, et comme sa maîtresse lui promet de ne point la séparer d’elle, elle se laisse persuader, et d’année en année la voilà entourée d’enfans. Sa maîtresse n’a point le cœur mauvais, elle est aussi bonne qu’on peut l’être dans son espèce ; seulement de temps à autre elle a besoin d’argent, et elle vend un des enfans de Milly sans penser faire grand mal. La première fois l’esclave entre dans une telle exaltation et un tel désespoir, que sa maîtresse, étonnée elle-même du mal qu’elle a fait, lui promet de ne plus vendre de ses enfans ; mais ne faut-il pas payer les frais de la maison ? Treize des enfans de Milly sont ainsi arrachés successivement à leur mère : ils vont Dieu seul sait où, et on n’en entendra plus parler. Il en restait un quatorzième, un petit garçon que la maîtresse de Milly lui laisse pour la faire vivre. L’enfant croît en force et en beauté, il reçoit une éducation au-dessus de son état d’esclave, fatal présent dont il sera puni. Un jour Milly, en rentrant, trouve sa maîtresse comptant des rouleaux de dollars ; l’enfant a été vendu. C’est Milly qui parle.


« Je sentis quelque chose qui me prenait au gosier, j’allai à ma maîtresse, je lui mis les mains sur les épaules, et je lui dis : « Miss Harriet, vous avez vendu treize de mes enfans, et vous m’aviez promis de me laisser celui-là.. Est-ce là ce que vous appelez être une chrétienne ?… Voilà comme vous me traitez après avoir vendu tous mes enfans pour élever les vôtres !… »

« Milly court donc après son fils, mais en route elle apprend qu’il vient d’être tué. Son nouveau maître l’a frappé, il s’est révolté, et une halle dans le cœur a fait justice de l’esclave.

« On avait creusé un trou dans la terre et on l’avait mis là. Rien sur lui, rien autour, pas de cercueil, enterré comme un chien. On m’apporta sa veste ; j’y vis un trou, marqué comme avec un emporte-pièce, et duquel coulait encore son sang. Je ne dis pas une parole ; je pris la veste, et je retournai droit à la maison. Je montai à la chambre de ma maîtresse, elle était habillée pour aller à l’église et était là assise à lire la Bible. Je la lui mis sous la figure, cette veste. « Regardez bien ce trou ! lui dis-je, regardez bien ce sang ! Mon garçon est tué ; c’est vous qui l’avez tué ! Que son sang retombe sur vous et sur vos enfans ! O Seigneur, qui êtes dans les deux, entendez-moi, et rendez-lui le double ! »

« Nina tira un souffle profond de sa poitrine, comme si elle étouffait.