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en lui-même un crime ; il ne peut pas être corrigé, il ne peut et ne doit être que détruit. Les maîtres le savent bien, et ils sont dans la logique quand ils rejettent tout compromis, toute réforme. L’esclave ne doit être qu’une brute, une chose, un meuble ; le jour où il saurait lire, écrire, penser, parler, le jour où la société lui reconnaîtrait une âme comme aux blancs, ce serait la fin de l’esclavage.

Mais c’est aussi pourquoi l’absolu est vrai et nécessaire du côté des abolitionistes comme du côté des propriétaires d’esclaves. On accuse souvent les abolitionistes de compromettre leur cause par l’exagération de leurs doctrines ; on a dit cela, dans tous les temps, de tous ceux qui ont défendu la justice et haï l’iniquité. On a dit cela du premier roman de Mme Stowe, l’Oncle Tom, on le dira peut-être aussi du second : c’est à nos yeux un de ses plus beaux titres.

On se souvient de l’émotion profonde, mêlée de surprise, que causa l’apparition de l’Oncle Tom. L’auteur avait cette fois à lutter contre une grande difficulté, un premier et immense succès ; nous doutons que Dred soit appelé à la réception triomphale qui fut faite à son prédécesseur. Il est toujours périlleux d’avoir à traiter deux fois le même sujet ; mais Mme Stowe n’avait pas le choix. Ses livres ne sont pas seulement des livres, ce sont des actes. L’Oncle Tom a plus fait pour la cause de la liberté des noirs que n’auraient pu faire des centaines de volumes ou de sermons ; ce roman biblique a été populaire même en France, où l’on ne connaît pas la Bible. Dred est un second coup de marteau frappé sur la même cloche, rendant un peu le même son, mais un son qui fait encore vibrer tous les cœurs libres.

On voit que dans la composition et la conclusion de son livre, Mme Stowe a été pressée par le temps. Dred est une brochure politique à l’adresse de la prochaine élection présidentielle, et par conséquent l’auteur n’avait pas un moment à perdre. Du reste, cette précipitation, qui aurait pu nuire à un roman reposant sur une intrigue bien nouée, avait de moins graves conséquences pour celui de Mme Stowe, qui, comme le premier, est une série de tableaux vivans plutôt qu’un drame régulier et suivi. Enfin il y a dans ce livre une création qui suffirait à elle seule pour mettre Mme Stowe au rang des écrivains du premier ordre ; c’est celle du vieux nègre Tiff, qui, s’il n’a point la grandeur un peu trop idéale de l’oncle Tom, est plus vrai, plus humain, et au moins aussi touchant. Nous ne connaissons d’égal au nègre Tiff que le Caleb de Walter Scott.

Notre principal objet sera de reproduire ici les traits généraux des personnages que Mme Stowe met en scène, et dont l’histoire porte avec elle sa propre morale.

Les Gordon sont d’une des vieilles familles de la Virginie, de cette