Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 6.djvu/165

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à un honnête homme? Tu sais, Savelief l’a aimée avant son malheur et l’aime encore malgré toutes les humiliations dont elle a été abreuvée ?

Je touche à la fin de cette histoire, qui a peut-être montré dans leur vrai jour quelques-unes des vertus du paysan russe, et aussi quelques-uns de ses défauts. Ai-je besoin d’ajouter que Lisaveta épousa le fidèle sidéletz, non sans hésiter cependant et non sans se dire indigne d’un si grand bonheur? Le mariage eut lieu sans bruit à Krementchug, et les jeunes gens revinrent se fixer dans la maison paternelle pour ne plus la quitter. Le bourgmestre étant mort du choléra, Paul fut unanimement élu à sa place, et vit à cette occasion son surnom de Sévère se changer en celui de Miséricordieux. Micha reçut une bonne et solide éducation; il devint un négociant connu pour sa probité et l’étendue de ses entreprises, aussi prudentes qu’heureuses.

Tous les ans, un mois après la Saint-Jean, la famille du starovère se réunit sur la tombe de Nastasia, enterrée dans l’enclos de l’église, tout près de l’humble retraite où la prosvirnitsa avait pratiqué pendant tant d’années une dévotion si ascétique unie à une charité non moins tendre qu’éclairée. Cette année encore, celui qui eût visité Staradoub à l’époque choisie pour cette pieuse solennité eût pu trouver les principaux personnages de ce récit groupés autour de la croix de pierre qui surmonte la tombe de la recluse. On eût remarqué le vieux starovère, grave et calme au milieu de ses petits-enfans, et près de lui Lisaveta appuyée au bras de Savelief. Si on eût suivi la famille de Paul-le-Miséricordieux jusqu’en sa demeure, un de ces somptueux repas funéraires, restes ineffaçables du paganisme en Russie, eût offert un curieux contraste avec les hommages rendus le matin à la sainte veuve. On eût vu, au milieu de la table en chêne qu’entouraient, avec le clergé de l’endroit, les parens et les amis de la famille, s’élever la fumée odorante d’un immense koufjah, plat composé du riz le plus blanc cuit à l’eau avec des raisins secs et arrosé de lait d’amandes; on eût aimé à suivre la bonne ménagère dans la cour ouverte à tout venant, et où un essaim de mendians recevait de sa main charitable les débris du festin. On n’eût enfin pas entendu sans émotion la formule du toast porté à la fin du repas par le plus ancien des convives : « Repos éternel à l’âme de la sainte recluse! longue vie aux maîtres de céans, au père et à la fille, à ceux qui savent honorer les morts et donner de salutaires exemples aux vivans ! »


E. DE BAGREEF-SPERANSKI.