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qu’on pouvait espérer que dans la suite votre majesté me donnerait une place qui pourrait me fixer ici pour longtemps ; mais comme cela parut assez incertain à Mme Necker, Mme de Boufflers m’a conseillé de supplier votre majesté de lui écrire une lettre qu’elle pourra montrer à M. et Mme Necker, dans laquelle votre majesté daigne assurer qu’elle s’intéressera un peu à moi, et qu’elle prie Mme de Boufflers de s’employer pour la réussite de cette affaire... Je supplie votre majesté d’en garder pour elle le secret, car si on venait à en être instruit, il y aurait trop de prétendans dangereux pour que je pusse espérer de réussir... » Et dans une lettre un peu postérieure, mais de la même année, M. de Staël ajoute : « Mme Necker ne me donnera pas sa fille à moins d’être assurée que votre majesté m’ait destiné à rester dans ce pays-ci. Elle m’a beaucoup questionné sur cet article, et je n’ai pas osé lui répondre que votre majesté m’avait donné quelque espoir. »

On voit que M. de Staël avait passé très vite du projet à l’action, si vite qu’il semble avoir déjà Gustave III pour complice de sa témérité. C’est que dès-lors en effet le roi de Suède trouvait quelque avantage à seconder la passion de M. de Staël. Il était de son intérêt d’avoir à la cour de France quelqu’un de ses sujets, riche et en crédit, qui lui fût intimement connu, et qu’il sût entièrement dévoué à sa personne. Plusieurs nobles suédois, appauvris après la période pendant laquelle leurs familles avaient lutté vainement contre le pouvoir royal, aspiraient cependant au rôle que M. de Staël voulait se réserver. Le plus redoutable de ces concurrens était sans contredit le célèbre et malheureux Axel Fersen, le cocher de Yarennes, le beau Fersen, comme on l’appelait. Fersen était fort bien en cour, comme on sait. Il a couru sur son crédit auprès de Marie-Antoinette maint récit équivoque où la calomnie a cherché des armes ; la vérité est qu’il avait reçu de Louis XVI, et particulièrement de la reine, un accueil plein de charme qui suffit à expliquer le dévouement qu’il montra plus tard envers la famille royale tombée dans d’épouvantables malheurs. En avril 1779, comme Fersen était résolu au voyage d’Amérique, on remarqua que Marie-Antoinette, les dernières fois qu’elle le vit, avait les yeux remplis de larmes. La duchesse de Fitz-James dit indiscrètement à Fersen : « Quoi, monsieur, vous abandonnez ainsi votre conquête! — Si j’en avais fait une, répondit-il, je ne l’abandonnerais pas. Je pars libre, et malheureusement sans laisser de regrets[1]. » Soit à cause de ce voyage résolu, soit par amitié, soit par tout autre

  1. Je rappelle que toute cette étude s’appuie sur des renseignemens empruntés à des sources inédites, mais parfaitement authentiques, tantôt sur les correspondances officielles contenues dans les archives du royaume, à Stockholm, tantôt sur les correspondances particulières qui se trouvent manuscrites à Upsal.