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prévoir, qui vinrent en peu de mois apporter le trouble et le découragement là où régnait naguère une activité joyeuse. Avant le départ du starovère toutefois, Savelief avait réussi enfin à s’introduire chez la jeune fille, déjà négligée par son séducteur. Il lui avait apporté de la part de son père non une invitation à venir le rejoindre, mais des conseils, des exhortations pieuses, et l’assurance qu’avant sa mort il la rappellerait près de lui, si la faute commise avait été expiée par un sincère repentir, par une vie d’isolement supportée avec courage. La jeune fille s’était inclinée sous le dur avertissement dont Savelief avait fidèlement reproduit les termes; elle avait demandé seulement la faveur de venir de temps en temps voir son jeune frère au gostinoï-dvor. Savelief avait consenti à ces entrevues sous sa propre responsabilité, car l’autorisation du starovère lui eût été certainement refusée. Le vieillard, ayant appris que sa fille avait promis de faire oublier sa faute par une vie d’expiation, était parti calme et résigné. Dès le lendemain de ce départ, les visites de Lisaveta au gostinoï-dvor avaient commencé, et c’était la cinquième ou sixième fois qu’elle venait au bazar, quand eut lieu la petite scène qui ouvre cette histoire.

Peu de jours après l’entrevue si péniblement terminée, on vit Lisaveta reparaître au bazar; mais elle n’était plus dans son joli traîneau aux deux chevaux fringans : une modeste voiture de louage l’avait remplacé. Plus d’une fois encore elle revint, et toujours on remarquait une plus grande simplicité dans son costume, une plus grande altération dans ses traits. Enfin, par une belle matinée de printemps, c’est à pied qu’elle se rendit au gostinoï-dvor. Au lieu de sa pelisse en zibeline, elle ne portait plus qu’une robe usée. Ce jour-là elle s’arrêta plus longtemps que de coutume à causer avec son jeune frère et avec Savelief; il y avait dans ses manières quelque chose de calme et de solennel qui annonçait une résolution irrévocablement prise. Cette visite fut la dernière qu’elle fit à la boutique de Savelief, et quelques mots qui pouvaient passer pour un adieu firent comprendre au jeune marchand que Lisaveta se préparait à quitter Saint-Pétersbourg.

Ce n’était plus en effet à Saint-Pétersbourg qu’il eût fallu chercher Lisaveta le lendemain même de sa dernière apparition au bazar, c’était sur la route du village habité par son père. Le printemps était arrivé; il avait ramené ces longues journées sans nuit qui le caractérisent en Russie. Quelques jours de soleil avaient fait germer les boutons et épanouir les feuilles. Les routes étaient brûlantes et poudreuses, mais plus poudreuse et plus brûlante qu’aucune autre était la chaussée qui se dirige de Saint-Pétersbourg vers le gouvernement de Tchernigof et traverse le beau village de Staradoub. Une jeune femme s’y traînait cependant, pâle, épuisée de fatigue. Arrivée