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s’étaient glissées dans les livres canoniques de l’église russe, fit publier un nouveau texte, revu par de savans moines d’après les manuscrits du Mont-Athos, une partie de la population prétendit rester fidèle aux anciens manuscrits, quelque défectueux qu’ils fussent. Ainsi naquit la secte des starovères, qui se recruta surtout parmi le peuple, et à laquelle on ne peut reprocher qu’un attachement trop exclusif aux anciennes formes, aux anciens usages de la Russie. Aussi le gouvernement se montre-t-il encore aujourd’hui très tolérant pour les starovères, leur permettant de faire le signe de la croix à leur guise et ne s’enquérant même pas d’où ils tirent les beaux exemplaires de leurs anciens livres, qui, si la rumeur publique ne ment pas, sont copiés dans des couvens de femmes de leur secte, soigneusement cachés dans les forêts vierges du nord de l’empire[1]. Le père de Lisaveta était donc un starovère et en même temps un des plus riches paysans de Staradoub, où l’on ne parlait qu’avec respect de Paul, surnommé le Sévère. En parent qui voulait se retirer du commerce ayant offert de lui céder sa boutique au gostinoï-dvor de Saint-Pétersbourg, Paul s’était laissé tenter ; il était venu s’établir à la ville avec sa fille Lisaveta, âgée de quinze ans, et son fils Micha, qui pouvait en avoir huit. Il avait de plus engagé à son service le jeune homme que nous connaissons sous le nom de Savelief, et dont il avait l’intention de faire son gendre. Tout alla à merveille pendant une année. La boutique prospérait sous la surveillance de Savelief : le starovère, suppléé par son futur gendre, trouvait le temps de voyager pour les affaires de son commerce. Lisaveta seule regrettait Staradoub ; elle gardait tristement le logis, situé dans un quartier reculé de la ville. À Staradoub, toutes ses heures étaient remplies par les soins du ménage, et le soir elle avait pour se délasser les danses sous les arbres en été, les posidelki (veillées) en hiver, les courses dans les bois en automne. À Saint-Pétersbourg, rien de tout cela, et c’est assise près de la fenêtre, devant un métier à broder, que la jeune paysanne passait de longues journées à travailler silencieusement. Qu’arriva-t-il ? Je ne veux le dire qu’en quelques mots. Les promenades d’un bel officier sous les fenêtres de Lisaveta, des rendez-vous imprudemment donnés, une promesse de mariage, puis un enlèvement, des démarches inutiles faites au nom du starovère par Savelief pour pénétrer chez le séducteur, dont on avait retrouvé la trace, le désespoir du vieux paysan, sa résolution de quitter Saint-Pétersbourg et de retourner vivre à Staradoub, résolution presque aussitôt accomplie que formée, tels sont les incidens, trop faciles à

  1. Outre les starovères, on compte en Russie d’autres sectes moins inoffensives, les doukobortsi (lutteurs de l’esprit), les scoptsi (eunuques), etc. Ces sectes ne sont pas, comme les premières, tolérées par le gouvernement.