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ment m’étonnerais-je des insultes qu’il me faudra subir? J’ai proclamé mon incrédulité à l’égard de leurs systèmes; puis-je être surpris qu’ils montrent de la haine pour moi et pour ma personne? Si je regarde au dehors, je ne prévois de tous côtés que discussion, contradiction, colère, calomnie, diffamation. Si je rentre en moi-même, je ne trouve que doute et qu’ignorance. Le monde entier conspire pour me combattre et me contredire; cependant telle est ma faiblesse, que je sens toutes mes opinions perdre de leur force et déchoir quand elles n’ont pas l’appui et l’approbation d’autrui. Je ne puis faire un pas sans hésitation, et chaque réflexion nouvelle me fait redouter quelque erreur ou quelque absurdité dans ma façon de raisonner. »


Veut-on une preuve de plus de ce travail intérieur qui s’accomplit chez Hume dans les studieuses années de sa jeunesse? Les Dialogues sur la religion naturelle, destinés à exposer les doutes du philosophe sur l’existence de Dieu et sur le culte dû à la Divinité, ne furent écrits qu’assez tard (vers 1751), et ne furent publiés qu’après la mort de Hume. La pensée première de cet ouvrage est pourtant contemporaine de la conception du Traité de la nature humaine. C’est ce que nous apprend une lettre de Hume à son ami Gilbert Elliot, à qui il avait communiqué le manuscrit ou au moins le plan des Dialogues: « Vous avez dû voir, écrit-il, par l’échantillon que je vous ai donné, que je fais de Cléanthe[1] le héros du dialogue; tout ce que votre esprit pourra trouver pour fortifier ce côté de la discussion sera le bienvenu pour moi ; ce que vous me supposez d’inclination pour le côté opposé s’est glissé en moi contre ma volonté. Il n’y a pas longtemps que j’ai brûlé un vieux cahier écrit avant que j’eusse vingt ans, et qui contenait page par page le progrès graduel de mes idées sur ce sujet. Il débutait par la recherche empressée d’argumens à l’appui de l’opinion générale; des doutes survinrent furtivement et se dissipèrent; ils reparurent, se dissipèrent de nouveau et revinrent encore; ce fut une lutte perpétuelle d’une imagination sans cesse en travail contre l’inclination, peut-être contre la raison. »

Il est bien peu d’hommes dont les opinions se soient formées avec cette maturité et après une recherche aussi consciencieuse de la vérité. De là l’accent de conviction qui respire dans tous les ouvrages de Hume, la netteté et la décision avec lesquelles il exprime sa pensée tout entière, quelque contraire qu’elle soit aux opinions reçues, la rigueur inexorable qui lui fait suivre ses prémisses jusqu’à leurs dernières conséquences, ce ton affirmatif qui l’a fait accuser de dogmatisme, et qui contraste en effet singulièrement avec une philosophie dont l’essence est le doute. Il fallait à Hume et cette sincérité et toute la confiance que donne la jeunesse pour affronter la fièvre de fanatisme et d’intolérance qui possédait alors l’Angle-

  1. C’est Cléanthe qui, dans les Dialogues, défend l’existence de Dieu contre Philon.