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à divers intervalles, quels sont ses temps d’apparition et de retour, et quelle cause la produit? On ne peut répondre à aucune de ces questions. » Non-seulement on ne peut répondre à aucune de ces questions, mais il est même inutile de les poser, attendu que, dans la théorie de Locke, il n’est point de termes qui s’excluent plus complètement que ceux de substance et d’impression, et il est impossible de concevoir une impression de substance. « En effet, comment une impression représenterait-elle une substance, si ce n’est en lui ressemblant? et comment une impression peut-elle ressembler à une substance, puisque, suivant notre philosophie, une impression, loin d’être une substance, n’a aucun de ses caractères? » Mais, s’il n’existe que des impressions, qu’est-ce donc que notre esprit? L’esprit n’est que la succession des phénomènes intérieurs attestés par la conscience. « L’esprit est une espèce de théâtre où chaque perception fait son apparition, passe et repasse, dans un continuel changement... Et que cette métaphore de théâtre ne nous abuse pas; c’est la succession de nos perceptions qui constitue notre esprit, et nous n’avons aucune idée, même éloignée et confuse, du théâtre où ces scènes sont représentées. » Pour nous reconnaître au milieu de la multitude des phénomènes, nous les groupons selon les rapports que nous supposons exister entre eux, et de là sont nées dans le langage ces expressions : la cause, le temps, l’espace, la substance, l’âme. Dieu, créations purement arbitraires des métaphysiciens, métaphores traditionnelles inventées et perpétuées pour la commodité du discours. Le prestige de l’habitude nous fait seul attribuer une existence réelle à ces chimères.

Ainsi Hume, qui ne s’était proposé au début que de contrôler la philosophie de Locke et de lui donner un fondement inébranlable dans l’étude des faits moraux et des lois de l’entendement, en est venu, au terme de ses recherches, à nier à la fois l’existence de l’esprit et celle de la matière, et à peupler le monde d’ombres vaines et d’images sans réalité. Il est arrivé à cette conclusion inattendue par une série de déductions rigoureuses dont il est impossible de rompre l’enchaînement ou de contester la justesse. C’est le témoignage que rend à Hume une bouche peu suspecte. Reid, à qui devait appartenir l’honneur de réfuter le nouveau scepticisme, a proclamé en mainte occasion que, si l’on n’arrête Hume au premier pas, il n’est plus possible de renverser un seul point de son argumentation. L’inexorable logique du jeune philosophe, la précision de son langage, la rigueur de ses démonstrations, attestent la puissance et la merveilleuse lucidité de son esprit, et témoignent en même temps des études profondes et du soin consciencieux qui avaient présidé à son premier ouvrage. Une doctrine qui met au rang des chimères