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tone ne s’accordent pas toujours sur les faits dont ils l’accusent, — comme s’il n’en restait pas assez d’avérés pour le rendre exécrable; — que Tacite n’est pas impartial pour le fils de Livie, parce qu’il parle de Tibère avec horreur, — comme si juger le mal, ce n’était pas le haïr. D’ailleurs les barbaries que racontent froidement Suétone et Dion Cassius égalent celles dont s’indigne Tacite. Enfin on a dit que certains faits rapportés par celui-ci ne sont pas mentionnés par d’autres auteurs, tels que Sénèque ou Pline. On a remarqué par exemple que ces auteurs ne paraissent avoir rien su des hontes de Caprée, que Juvénal ne parle que des devins dont Tibère s’entourait. Je ne trouve point la preuve négative suffisante. Des écrivains, qui n’avaient pas à montrer Tibère tout entier, ont pu laisser dans l’ombre ces turpitudes, quand ce n’eût été que pour ne pas salir leur plume en les retraçant. Je ferai comme eux, et je renverrai le lecteur à Suétone. Suétone sans doute est suspect par son goût pour les anecdotes scandaleuses; mais, en écrivant la vie de Tibère, il n’a point écrit une satire : il énumère ses victoires, il ne dissimule point son art de gouverner les hommes en les avilissant. Suétone n’est pas un pamphlétaire, c’est un curieux. S’il y a un reproche à lui faire, c’est d’être un narrateur trop indifférent. Il n’en est pas de même de Tacite, j’en conviens avec ceux qui ont relevé chez lui quelques intentions perverses de Tibère, supposées parfois sans preuve; mais Tacite jugeait le détail d’après l’ensemble. S’il a prêté à Tibère quelques perversités, c’est bien le cas de dire qu’on ne prête qu’aux riches. Comme les artistes qui veulent faire un portrait historiquement ressemblant. Tacite a mis en relief les traits saillans de son détestable modèle. Ne nous en plaignons point : en chargeant peut-être un peu le criminel, il inspire l’horreur du crime. Dans nos temps modernes, les historiens comme les jurés abusent des circonstances atténuantes : il faut quelquefois les admettre pour arriver à une vue exacte de la réalité; mais que ces rectifications partielles n’aillent point jusqu’à changer la vérité générale de l’histoire, et surtout qu’elles ne soient pas faites seulement dans un sens et ne conduisent point à une apologie de la tyrannie, dont ses fauteurs, certes bien contre l’intention des écrivains dont je parle, pourraient tirer parti. Du reste, j’adopterai jusqu’à un certain point les réclamations qui se sont élevées en faveur de Tibère, si l’on admet les miennes contre l’exagération des louanges accordées à Auguste. On a cherché à relever Tibère en le rapprochant de son prédécesseur. J’accepte le rapprochement, mais je le retourne contre celui-ci. Je veux bien qu’on ait un peu trop maudit le second des césars, mais on a beaucoup trop vanté le premier.


J.-J. AMPERE.