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joueur, j’eus l’idée d’emporter avec moi les bienfaisantes cartes, et de les déposer respectueusement à la place d’honneur, dans une sorte de reliquaire orné de rubans fanés, de fleurs flétries, et autres souvenirs importans de ma vie de jeune homme. En joignant au paquet les quatre cartes de mon adversaire, un mouvement machinal de mes doigts les découvrit, et j’éprouvai bien certainement en ce moment la plus violente émotion que j’aie jamais éprouvée en ma vie. Comme sous l’influence d’un choc électrique, mes jambes se dérobèrent sous moi, ma vue se troubla, un tremblement d’agonie serra mon cœur, car parmi les quatre cartes de mon adversaire figurait cet exécrable David, roi de pique, avec sa couronne dentelée, sa robe de magicien et son sourire béat.

Une erreur involontaire, un sentiment de bienveillance inexplicable chez un étranger, de pitié peut-être, m’avaient arraché à une ruine complète : suivant les règles du jeu, rigoureusement, loyalement même, j’avais gagné la partie. Caprice du sort ou d’un généreux adversaire, je ne pouvais me dissimuler que sans ce prodigieux hasard c’en était fait de ma fortune et de ma vie avec elle! Que d’enseignemens terribles en un mot dans ce singulier épisode de cette nuit funèbre! Aussi fut-ce l’oreille basse, l’œil mélancoliquement attaché au bitume, que je regagnai mon domicile, et sur le seuil de la porte, en présence de maître Cornu stupéfait, étendant la main droite vers le soleil levant dans l’attitude solennelle et consacrée de Stauffacher au bord du lac d’Uri, je prêtai le serment de ne plus jamais toucher une carte : serment, comme tu le sais, que j’ai rigoureusement tenu.

A quelques jours de Là, le hasard de la flânerie amena un matin chez moi mon hôte des Frères-Provençaux, et tu comprends facilement que mes premières paroles furent pour obtenir de lui des renseignemens sur le jeune étranger à qui mon cœur conservait les plus affectueuses sympathies.

— Je le connais fort peu, me dit mon ami; il y a à peine quinze jours qu’il est à Paris et m’a apporté une lettre d’introduction de lord A.... Charmant garçon, riche comme Crésus et joueur comme les cartes, ce qui peut s’appeler un ponte! Favori d’une amour de mère qui l’adore, et dont il tirerait cent mille francs plus facilement que moi cinq louis de mon père éternel. De plus, c’est un homme heureux. Avez-vous lu dans le Galignani’s d’hier le récit de l’accident arrivé à Melton à ce pauvre sir Josias Ashton, qui, au dernier meeting, a eu l’épine dorsale démolie dans une chute, et doit être mort en ce moment? Sir Josias est l’oncle de notre jeune ami, qui, par cette mort inattendue, hérite d’une des plus vieilles baronies d’Angleterre : nous datons d’Azincourt, et ce qui vaut encore mieux que