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souhaitiez avec une si généreuse ardeur ; de l’autre, la crainte de tout bouleverser sur les données d’une théorie abstraite. Votre majesté aima mieux encourir le reproche d’avoir sacrifié la loi de l’unité. » Voilà bien en quelques mots le portrait du tsar Alexandre : enthousiasme et irrésolution, impétuosité et faiblesse. Il partait avant l’heure favorable, et de puériles alarmes l’arrêtaient au milieu de la route. Cette précipitation, ces demi-mesures, compromirent l’œuvre tout entière. Gênée par des rouages qui se contrariaient, la machine était à moitié paralysée d’avance, et les partisans de l’ancienne routine triomphaient de ces embarras. De bons esprits affirment cependant que, sous cette forme incomplète et mutilée, le système de Spéranski révèle encore un sage organisateur. Tout ce qu’il y a de mieux ordonné dans le conseil de l’empire, dans la comptabilité et le contrôle des ministères appartient à l’ami d’Alexandre.

Au moment même où s’élaboraient tous ces plans, de grands intérêts politiques enflammaient l’imagination du tsar. C’était en 1809. Alexandre et Napoléon avaient à Erfurt cette solennelle entrevue où se débattirent les destinées du monde. Spéranski accompagnait son maître. Occupé surtout de l’administration intérieure de l’empire, il ne remplissait auprès du tsar aucune fonction particulière, et cependant quelques lignes de Napoléon à Sainte-Hélène attestent que l’influence cachée d’un tel homme ne lui avait pas échappé. L’éloge que lui décerne l’empereur mérite d’être consigné : « C’était, dit-il, le personnage le plus intelligent et le plus probe de la cour de Russie. » Avait-il deviné les confidences que le tsar faisait à son ami ? savait-il que ce personnage si modeste, si prompt à s’effacer dans la foule, redevenait chaque soir un conseiller puissant ? Spéranski encourageait le tsar dans ses projets d’alliance avec Napoléon. On n’ignore pas à quel prix Alexandre avait mis son amitié, et quelles concessions il sut arracher à l’empereur : la Suède dépouillée de la Finlande, les provinces danubiennes enlevées à l’empire ottoman, la Pologne abandonnée, en un mot les meilleurs alliés de la France sacrifiés aux exigences et aux caresses de la Russie, tel a été pour nous le résultat de cette fatale entrevue d’Erfurt. Les exigences du tsar faillirent plus d’une fois rompre les négociations. Spéranski, peu initié sans doute à la politique secrète d’Alexandre, tout absorbé d’ailleurs par ses projets de réforme, n’était pas de ceux qui entretenaient chez le tsar le désir de posséder Constantinople. Il savait mieux que personne tout ce que la Russie avait encore à conquérir sans sortir de ses frontières. Il conseillait donc la modération à Alexandre. Aux yeux du tsar, l’alliance avec le vainqueur de Wagram devait surtout servir la politique extérieure de la Russie ; aux yeux de Spéranski, un rapprochement durable avec la