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que, pour l’un d’eux, une compagne douce, raisonnable et dévouée, lors même qu’elle aurait quelques années de plus que lui, doit mieux lui convenir qu’un troupeau de jeunes beautés bien sottes qui se querellent tout le jour, et dont le gouvernement absorbe tout son temps. Supposons, Fatma, que je devienne semblable à un de ces hommes-là, que je prenne goût a l’étude, que j’aille m’établir avec vous soit à Stamboul, soit même dans quelque grande ville d’Europe : croyez-vous impossible que nous menions a deux une vie longue et heureuse? Vous secouez la tête, Fatma? Vous ne croyez pas à mes progrès, à mes études, à mon établissement en pays étranger, n’est-ce pas? Il y a loin de mes projets à ceux du pacha, et pourtant j’y crois, moi! Nous vivons dans un temps qui ne ressemble pas au temps passé, quoique vous ne vous en doutiez pas. Ma tante le sait bien : nous autres jeunes gens, nous ne sommes pas destinés à devenir ce que nos pères ont été avant nous. Les musulmans sont restés jusqu’ici tels qu’ils étaient il y a quelques centaines d’années, sans rien apprendre, sans rien oublier, et ils étaient fiers de leur immobilité, de leur ignorance; mais aujourd’hui un vent transformateur souffle sur nous : il nous a réveillés, et il nous empêche de retomber dans notre torpeur. Nous avons regardé autour de nous et nous avons découvert un monde nouveau, bien plus beau que celui dans lequel nous vivons, et nous avons compris que notre devoir était de suivre ceux qui marchent en avant, de nous former à leur exemple, et de servir ensuite de guides et de modèles à ceux qui viendront après nous. Nous serons encore un grand peuple, puisque nous avons compris que nous ne le sommes plus, et l’enfant qui aujourd’hui vous supplie à deux genoux sera peut-être un jour l’une des lumières et l’un des soutiens de sa patrie. Je n’ai pourtant que de la bonne volonté, mais on va loin avec cela. Vous n’osez partager ma confiance, Fatma : eh bien ! supposons que vous ayez raison; je végéterai comme un vrai Turc entre la pipe et le café; je maudirai les buveurs de vin et je m’enivrerai d’eau-de-vie; je n’apprendrai pas même à lire, je déclamerai contre les idées nouvelles et les pantalons à l’européenne, je serai en un mot le vrai fils adoptif de mon père adoptif. Il est probable en effet que dans une existence comme celle-là le harem doit occuper une place considérable, et que Fatma n’y régnera pas éternellement sans partage; mais, si ma vie ne doit être qu’un stupide sommeil, croyez-vous pour cela que je devienne méchant, que mon amour puisse faire place à une indifférence cruelle pour vous? Non, Fatma, vous serez heureuse, parce que vous serez aimée! Le bonheur, Fatma, le bonheur, que vous n’avez jamais connu, c’est à moi que vous le devrez !

FATMA.

Cher enfant !

HALIL-BEY.

N’êtes-vous pas rassurée? Faut-il vous dire encore que la douleur peut me tuer, que la vie n’a d’attrait pour moi que si je la partage avec vous? Faut-il...

FATMA.

Halil, il n’en faut pas davantage. L’avenir est dans les mains de Dieu, et il ne sera de nous que ce qui lui plaira. Faites-moi donc connaître vos projets et apprenez-moi la part que vous m’y réservez.