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FATMA.

Halil, vous oubliez que votre père est mon époux, du moins qu’il l’est toujours aux yeux du monde.

HALIL-BEY.

Eh quoi ! ne sait-on pas que mon père est Hassan-Bey, frère d’Erjeb-Pacha, mort aussitôt après ma naissance? Ansha, ma mère, a été la femme d’Erjeb après avoir été celle d’Hassan; voilà tout. Quant à vous, Fatma, si Erjeb-Pacha ne vous a pas répudiée légalement, ce n’a été que pour garder vos biens, et le monde ne l’ignore pas. Pourquoi donc m’opposez-vous vos devoirs envers votre prétendu mari?

FATMA.

Vous pouvez avoir raison, Halil; mais quand la barrière du devoir n’existerait pas, oubliez-vous celle de l’âge? La belle épouse en vérité pour le jeune et brillant Halil-Bey que la triste et vieille Fatma!

HALIL-BEY.

À ces nouveaux scrupules je n’ai qu’une réponse à faire : regardez-vous dans cette glace, et demandez à Ansha pourquoi elle vous déteste si fort... Mais dois-je chercher à vous convaincre, et pouvez-vous douter du cœur qui s’offre à vous? Je sais combien vous avez souffert! Que de larmes je vous ai vue verser! Vous avez renoncé au bonheur : eh bien! moi je n’y ai pas renoncé pour vous. Vous voir heureuse, rendre l’éclat à vos beaux yeux, le sourire à vos lèvres!... mais c’est là l’unique but de ma vie. Ah! Fatma, vous ne savez pas encore combien je vous aime !

FATMA.

De grâce, Halil, y avez-vous réfléchi? Songez-vous à l’avenir? Croyez-vous que je pourrais supporter de vous voir dans quelques années ennuyé et fatigué de votre sort, maudissant votre précipitation et ma faiblesse, maudissant les chaînes que vous-même auriez forgées? Que feriez-vous alors? Peut-être vous efforceriez-vous, par pitié pour moi, de cacher votre changement; mais cela vous serait-il possible? Peut-être au contraire prendriez-vous une nouvelle épouse qui me traiterait comme me traite Ansha. Ce que je souffre aujourd’hui, je le souffrirais encore : que dis-je? je souffrirais bien plus, car la dureté de ceux qu’on aime est plus amère que celle des indifférens, et je ne pourrais plus me dire alors ce que je me dis aujourd’hui : Je n’ai pas mérité mon malheur !

HALIL-BEY.

Voilà enfin un mot où se révèle un peu d’affection pour moi. Merci, Fatma. Ma dureté vous serait plus pénible que celle de mon oncle, dites-vous! Je ne vous suis donc pas indifférent; mais pourquoi me parler toujours comme si le monde entier était enfermé aussi bien que vous entre quatre murailles? Écoutez-moi, Fatma, cet entretien doit être sérieux. Ma tante m’a appris des choses qui m’ont donné fort à penser : elle m’a dit que certains hommes de l’Occident passent leur vie à s’instruire des choses passées, à découvrir la raison des choses présentes, ou à préparer la création de choses plus belles et plus grandes pour l’avenir. Ces hommes-là n’ont guère le loisir de s’occuper des femmes comme nous le faisons, et j’imagine