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Ce n’est pas toute espèce de fortune et d’opulence qui est en butte à ses attaques, et il ne s’agit pas ici simplement de la haine du pauvre contre le riche. Le pauvre d’Elliott n’en veut qu’à la propriété territoriale, qui s’enrichit de la taxe sur le blé. Ôtez la taxe, vous ôtez son grief ou tout au moins son prétexte. Ce pauvre est un ouvrier des villes manufacturières, qui salue son maître quand la manufacture ne chôme pas, et qu’il n’y a pas de grève. Il lui permet une voiture commode, il pardonne même à son fils le phaéton qui l’entraîne au galop à travers une rue populeuse ; mais ce qu’il ne pardonne pas, c’est la voiture à quatre chevaux, coach-and-four, du baronet, du propriétaire de campagne. On peut voir une scène de rue fort animée dans le Village Patriarch, où le contraste de la pauvreté citadine et de la richesse en biens-fonds est vivement peint. Le malheureux cul-de-jatte rampe le long du mur, l’artisan sans ressources rôde autour de la taverne de bas étage ; les rejetons de la mendicité jurent après leur père, ou poussent des cris pour que leur mère leur cède son verre de genièvre ; le tisserand affamé, avec ses trois enfans, chante des hymnes pour avoir du pain ; le soldat qui n’a plus de jambes, traîné dans sa petite charrette par un chien, demande l’aumône, tandis que le voleur se sauve avec une tranche de viande qu’il a dérobée au boucher. Cependant le propriétaire, soutenu par l’état, landed pauper, dans sa voiture à quatre chevaux, regarde avec mépris la foule qui maudit sa puissance ; son cocher ricane, et sa femme de chambre regarde avec mépris les pauvres ouvriers qui paient la taxe du pain.

Ce pauvre, ennemi si déclaré des corn-laws, a la fierté de l’ouvrier des manufactures ; il méprise l’Irlandais et même le paysan anglais qui combattent entre eux pour des pommes de terre. Aristocrate de l’indigence, il ne plie pas facilement devant ce qu’il appelle la rapine privilégiée. Il sera le dernier à embrasser le métier du paupérisme, pauper’s trade ; il ne veut ni le salaire du workhouse, ni la ressource affreuse de l’exil ; il ne renoncera jamais à son morceau de bœuf ni à sa pinte d’ale ; en d’autres termes, c’est la pauvreté ouvrière et la misère des villes. Ce pauvre est fier de sa ville enfumée ; il sent confusément que la manufacture est sa forteresse. Une ville d’usines et de forges est à ses yeux le rempart de son indépendance, parce qu’elle contient des milliers d’ouvriers intelligens, soldats redoutables de la réforme. Il aime cette vaste colonne de fumée qui s’élève au-dessus d’elle, et que son poète nomme le drapeau de la liberté : drapeau sinistre, drapeau noir, mais qui devient une colonne de feu pendant la nuit, et rappelle à son imagination la colonne qui dirigeait le peuple de Dieu dans le désert.

Le sentiment religieux n’est pas effacé de son cœur, il est dissi-