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LES POÈTES DES PAUVRES EN ANGLETERRE.

blanche pour aller au prêche ou parler dans un meeting, il déconcertait toutes les suppositions de ceux qui le connaissaient par ses déclamations politiques. Tel était l’auteur des Corn-Law Rhymes. C’est à cette table qu’il a gagné fortune et renommée ; c’est là, durant vingt ans, qu’il écrivit, au milieu des grincemens du fer et des mille bruits d’une ville d’ateliers et de forges, les strophes qui devaient agiter les cœurs de tant de milliers d’artisans, et préparer de longue main la ruine d’une des forteresses de l’aristocratie.

Elliott avait passé par la condition d’ouvrier ; son courage et son énergie l’en avaient tiré de bonne heure, mais il en avait fait une assez longue épreuve pour en connaître les soucis et même les tristes joies. Les dangereux amusemens du cabaret ne lui furent pas inconnus ; heureusement son intelligence trouva le port au moment où elle pouvait faire naufrage. Un heureux hasard lui fit prendre goût à la botanique. Le jeune ouvrier cessa d’aller à la taverne, quand il eut découvert qu’il pouvait s’amuser et s’instruire en calquant sur une vitre des fleurs dessinées. L’amour des fleurs amena à sa suite l’amour de la poésie. Ainsi devait cesser le malentendu qui existait entre le futur poète et les vers. Selon le mot du Corrége, c’est devant une fleur qu’Ebenezer put s’écrier à son tour : « Et moi aussi je suis poète ! » Mais qu’on ne s’y trompe pas, si la poésie est un don, elle est aussi un art et un travail. Il n’est pas plus possible à une intelligence inculte de s’improviser poète qu’il ne l’est à un enfant d’imiter la virilité. Elliott commença par la reproduction pure et simple de ce qu’il voyait. Tels sont, plus ou moins, tous les poètes sortis de sa condition ; ils ne voient ni loin ni de haut. Ils sentent peut-être plus vivement, mais ils ne sentent que la réalité. Elliott ne savait pas idéaliser, il voyait la nature par les yeux du corps, jamais par ceux de l’imagination. Dans une belle fleur et dans un ciel bleu, il voyait la fleur et le ciel, et pas autre chose.

Dans cette ignorance absolue de l’idéal, Elliott devait attendre du dehors, et attendre longtemps, l’influence qui viendrait animer sa verve et donner la vie à sa pensée. Aussi s’égara-t-il bien des années à la recherche de sujets poétiques. Rien n’est plus bizarre et plus vulgaire que le fond de ses premiers essais. C’étaient de purs mélodrames. Son esprit, disions-nous, ne pouvait contenir qu’une pensée ; cette pensée, qui fut celle de toute sa vie, c’est l’abolition des lois sur les céréales. C’était toute sa politique, et il ne fit preuve de talent que le jour où ce fut toute sa poésie. Quand le marchand de fer et le poète n’eurent plus qu’une formule : À bas les corn-laws ! Elliott trouva la veine qu’il devait exploiter. Il y a des hommes qui ne peuvent combattre qu’avec une arme et manier qu’un instrument ; c’est là le secret de leur force. La source d’où ils tirent leurs pensées est