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tune littéraire ; il eut beau provoquer la colère des puissans, s’attaquer un jour à Byron lui-même, irriter le lion afin d’obtenir la faveur d’un coup de griffe : le lion pour lui devenait miséricordieux, et, par une clémence cruelle, le laissait à son obscurité. Elliott, durant vingt ans, fit des poésies beaucoup moins connues que ses barres de fer, jusqu’au jour où le docteur Bowring, poète lui-même, se trouvant de passage à Sheffield, lut par hasard les Corn-Law Rhymes, et y reconnut la présence du dieu. Aussitôt le petit livre, simple brochure de quatre feuilles, passa entre les mains de Wordsworth, de Southey, de quelques critiques, et parvint enfin entre les mains de M. Bulwer, dont un article mit en branle toutes les cloches de la renommée.

Il faut du temps pour tremper les caractères humains, et ces trésors de volonté que nous admirons ne s’amassent qu’à la longue. Cet amour des vers, qui fut si vivace, ne se forma que lentement dans le cœur d’Elliott. Ebenezer, dans son enfance, haïssait les vers. Bien plus, il ne pouvait rien apprendre, et dans sa famille c’était l’enfant le moins intelligent. Son père, fatigué des plaintes des maîtres d’école, le mit en apprentissage, et le jeune Ebenezer dut entrer dans une fonderie. Elliott étudia seul, péniblement ; mais le sillon qu’il creusait était profond. C’était un homme dont l’esprit ne contenait qu’une seule pensée, mais qui était capable de la féconder, grâce à une rare puissance de concentration. Quand on lui reprochait qu’il répétait souvent les mêmes idées et les mêmes mots : « Qu’importe, répondait-il, si ces mots et ces idées sont nécessaires, et si je ne puis en trouver de meilleurs ? » Il avouait naïvement sa pauvreté intellectuelle.

Toute la vie d’Ebenezer fut une lutte industrielle et littéraire : vaincre la pauvreté, forcer le silence de la renommée, ce fut le double but de son existence. Il faut se représenter à Sheffield, dans cette ruche fumeuse et bruyante, le poète marchand de fer travaillant sans relâche à conquérir ce qu’il devait atteindre avec tant de peine. Il vivait dans Gibraltar-Street, au milieu de maisons serrées les unes contre les autres, de noires cheminées, d’êtres humains qui s’agitent. À travers un magasin rempli de fers et d’aciers de toutes les dimensions, où l’on pouvait remarquer un grand Shakspeare en fonte, on parvenait jusqu’à un bureau où, — parmi les barres, les meubles, les ustensiles de fer de toute sorte, entre trois grandes statues de fer représentant, singulier mélange ! Achille, Ajax et Napoléon, — on apercevait, accoudé à une grande table, un petit homme aux yeux bleus, dont l’expression était douce, faible en apparence, mais indiquait un tempérament nerveux. Sorti de cette atmosphère de rouille et de fumée, quand cet homme revêtait un habit noir et une cravate