Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 5.djvu/385

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
381
LES POÈTES DES PAUVRES EN ANGLETERRE.

s’y présente accompagné au moins d’un baronet. Force lui est d’y retourner seul, car les momens des baronets sont précieux. Il se présente dans un vestibule à un suisse très grand et très gros, portant une livrée toute galonnée d’or, qui, loin de l’admettre dans les appartemens, exprime son regret de voir qu’il est entré dans le vestibule sans permission. Il y a bien dans ce vestibule une belle table avec tout ce qu’il faut pour écrire. L’ouvrier qui présente des pétitions sait écrire : il pourrait tracer quelques lignes, qui, étant portées à sa seigneurie, le feraient introduire ; mais ces plumes et ce papier ne sont pas là pour les hommes de son apparence. L’ouvrier n’a qu’un bureau pour écrire, c’est le cabaret. Il va donc au cabaret rédiger sa note, c’est-à-dire sa supplique. L’homme et la note sont bientôt de retour. Malheureusement on ne vient pas si vite à bout d’un suisse doré jusqu’aux yeux. — Revenez dans vingt minutes ou une demi-heure, vous saurez si vous êtes admis. — Nouvelle attente dans le quartier d’alentour. Il pleut probablement, car il pleut souvent à Londres : nouvelle visite au cabaret, où le vêtement délabré de l’ouvrier se pénètre de l’odeur du tabac. Enfin sa seigneurie est visible : un salut respectueux et un sourire du suisse doré, les portes ouvertes devant lui, le plaisir d’entrer pour la première fois de sa vie dans un salon tendu de soie et d’or, font oublier au pauvre homme les ennuis du solliciteur. Il veut essayer de ces fauteuils magnifiques, tandis qu’il est encore sans témoins ; il s’assied. Il enfonce dans ces riches coussins ; mais il a bientôt honte de ce qu’il a fait. Le voilà debout, croyant se rendre justice ; il passe sa main sur le fauteuil pour mieux effacer la trace de sa hardiesse. Sa seigneurie paraît ; elle est gracieuse et bienveillante ; elle déposera demain la pétition du pauvre. Le lord peut être bon prince avec l’ouvrier ; cet homme-là ne le fera jamais repentir de s’être encanaillé parmi les radicaux. Dès que le classism est sauvé, tout n’est-il pas sauvé ? Nous ne tirons pas cette petite peinture de notre fantaisie ; elle est tout simplement extraite de la vie de Bamford.

Grâce au classism, le riche et le pauvre se peuvent coudoyer impunément dans un meeting ; le lendemain remettra chacun à sa place. Aujourd’hui baronet et ouvrier porteront le même chapeau blanc, insigne du radical ; ils se donneront la main. C’est la politique aujourd’hui qui confond les rangs, c’est la fabrique et le parlement qui fraternisent ; mais la société ne consacre pas ce que tolère la politique. Demain les distances seront rétablies, demain l’ouvrier sera toujours le délégué d’une ville, le baronet sera toujours le membre radical ; mais que le baronet invite à dîner l’ouvrier, l’ouvrier dînera à la cuisine du baronet. Aujourd’hui Samuel Bamford, le tisseur en soierie, figurera dans un meeting ou devant le jury ; il