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LES POÈTES DES PAUVRES EN ANGLETERRE.

raisons purement littéraires. Évidemment ce succès s’explique par l’intérêt politique. Ce n’est plus le pauvre qui apparaît ici en première ligne, c’est le soldat du parti radical, du socialisme ou du chartisme. À chacun de ces partis correspondent en quelque sorte des groupes, et, si l’on veut, des écoles particulières, dont nous aurons à nous occuper successivement, en commençant par les radicaux.

Si l’on nous demandait d’exprimer en un mot la différence qui sépare les radicaux des chartistes, nous dirions qu’elle consiste dans le rapprochement ou dans la division des classes de la société : les premiers, ne pouvant souffrir les distinctions sociales, espèrent les effacer ou les amoindrir, en s’efforçant de rapprocher les classes entre elles ; les seconds, ne les aimant pas davantage, et voulant les supprimer d’un coup, jettent la haine entre les classes, et mettent l’abîme où il n’y avait qu’un intervalle. Entre les deux partis, il y a une illusion commune : de part et d’autre on croit à une société sans hiérarchie, de part et d’autre on croit que la société doit ou tout au moins peut se passer de classes sociales ; mais dans leur part d’illusion et d’erreur, les radicaux ont beaucoup plus de bon sens et d’esprit pratique : ils comprennent que le meilleur moyen de confondre les classes est de les lier ensemble, qu’une classe qui s’isole trouve toutes les autres réunies contre elle, que les faibles ne peuvent rien par eux-mêmes, et qu’avec le secours de ceux qui sont plus forts ils peuvent tout. En un mot, les radicaux sont des tribuns populaires qui négocient toujours avec les classes moyennes ; ils comptent avec l’opinion publique, ils croient que la raison mène les choses de ce monde. Les chartistes croient au nombre et ne voient que le nombre ; au lieu d’apporter des argumens, ils font défiler des milliers d’hommes. Ils ne discutent pas, ils comptent des suffrages ; ils ne négocient pas, ils jettent des défis, ils font des déclarations de guerre.

Cette différence du radical et du chartiste ne se montre pas seulement dans la politique : elle se révèle dans les œuvres littéraires de l’un ou de l’autre parti, et jusque dans les vers de leurs poètes. Samuel Bamford et Ebenezer Elliott sont demeurés radicaux dans leurs écrits comme dans leur conduite. Le premier a célébré l’union et la réforme, qui réunissaient des hommes de toutes les classes, et le pauvre est cité dans ses vers à titre de réformiste ; le second a été quelque temps l’allié des chartistes, mais il n’était pas des leurs, précisément parce qu’il n’était que leur allié, et il les renia quand il vit que leur alliance était une duperie. Il demanda dans presque tous ses vers le pain à bas prix, mais il le demanda avec une grande partie des classes moyennes, surtout avec les manufacturiers, et le