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LES POÈTES DES PAUVRES EN ANGLETERRE.

donner davantage. L’embrigadement de la misère, les émeutes de la faim étaient à la veille de commencer dans les villes manufacturières. On les pouvait peut-être pressentir ; mais ces crises ne s’étaient pas encore produites. Les troubles de quelques villes durant la révolution française n’avaient pas eu ce caractère : les ouvriers s’étaient attroupés pour disperser des clubs jacobins ou dissidens. C’étaient des émeutes agréables à l’église et à l’état ; on violait des propriétés, mais c’étaient des propriétés d’hérétiques : on pillait des unitairiens. Jusqu’à la fin de la lutte contre le premier empire, si les ouvriers anglais ne furent pas paisibles, ils ne furent pas menaçans. Ils n’avaient pas encore de tuteurs ni d’avocats. L’alliance se formait lentement entre la bourgeoisie réformiste et les ouvriers inquiets. C’était un travail silencieux, qui se poursuivait sans but déterminé ; tout le monde y contribuait, personne n’en avait conscience. On y arrivait par de petits progrès successifs, par les écoles d’ouvriers, par les cours populaires, sunday schools, par la multiplicité des journaux qui s’acclimataient dans tous les comtés, par les réunions libres dans les chapelles de dissidens, ou même dans les logemens d’ouvriers, conventicules singuliers, qui n’avaient jamais entièrement cessé depuis la révolution de 1688, où l’on prêchait, où l’on improvisait des prières, mais où l’on célébrait aussi les vertus de Hampden, de Cromwell, de Washington, où les enthousiastes regrettaient les jours de la vieille Angleterre et invoquaient le souvenir de la république.

Crabbe est étranger à ce mouvement nouveau des classes ouvrières, et, quoiqu’il en fût le témoin, il n’en a pas tenu compte. Le pauvre, tel qu’il l’a représenté, n’est pas celui de nos jours. Non-seulement le pauvre de Crabbe ne se mêle pas à la politique, mais il se cache et il attend. Il ose tout au plus frapper à la porte de l’inspecteur de la paroisse ; il tremble devant cet homme de qui dépend son existence. Aussi aime-t-il mieux guetter le moment où il le voit entrer à l’auberge. Après que ce personnage s’est établi au coin du feu pour jouir du respect dont il est naturellement entouré, on voit bientôt s’ouvrir la porte : un vieillard incapable de travailler, un père de famille sans emploi, une femme portant un enfant dans ses bras, se présentent et viennent parler à l’inspecteur. Cet homme se croit la Providence en personne descendue au milieu d’une paroisse et daignant se chauffer au foyer parmi les voyageurs et les bons paysans ; mais c’est une providence qui n’est pas insensible aux considérations de l’amour propre : elle est disposée à la bienveillance quand elle a des témoins. Admirée par les assistans qui la connaissent, désirant gagner le voyageur qui ne la connaît pas encore, attendrie peut-être par un verre de bonne bière, la providence de l’inspecteur écoute alors plus facilement les malheureux.