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sont, pour la plupart, des ouvriers qui vivent de leur labeur quotidien, à qui la littérature est un instrument, comme un outil de plus qu’ils détournent de son but, et dont ils se font une arme. La distance est si grande entre les premiers et les seconds, que ceux-ci connaissent à peine ceux-là. Thomas Hood ne leur est pas étranger, parce que le Chant de la Chemise l’a rendu populaire ; mais Crabbe, le meilleur et le plus grand d’entre tous, celui dont ils procèdent, — comme une famille nombreuse qui a oublié son aïeul, — ils ne l’ont pas lu. Samuel Bamford, qui n’est pas le moins connu des poètes ouvriers de notre temps, ignorait encore le nom de Crabbe, quand il venait vendre à Londres son premier volume de poésies. Si nous voulons saisir la poésie des pauvres comme un fait contemporain, comme une branche vivante de la littérature, il nous faut donc abréger ce que nous pourrions dire de Crabbe et de Thomas Hood, les reculer en quelque sorte dans la perspective du passé, de telle manière qu’ils ne manquent pas tout à fait à notre tableau, et que pourtant ils ne prennent pas la place qui est due aux hommes de nos jours et aux œuvres de notre génération.

Une veine nouvelle de poésie suppose un état nouveau de la société. Il ne suffisait pas qu’un poète, à la fin du dernier siècle, se fût avisé des trésors de pensées morales que renferme la destinée des pauvres dans la famille humaine. Il fallait alors que l’attention des esprits se fût portée vers ces perspectives inconnues. Comment George Crabbe fut-il amené à faire de la misère un portrait si expressif et si simple ? En général la poésie ne descend à représenter les classes pauvres qu’à la condition de les travestir : elle les enveloppe d’une beauté idéale dont elle a le secret ; elles étaient la misère, elle en fait la pastorale. Mais, à l’époque où Crabbe écrivait, la pastorale était tombée dans le discrédit ; le temps des doléances contre le luxe et contre l’argent était passé avec Goldsmith ; la pauvreté n’était plus un thème sentimental, une manière d’être idéale, plus ou moins désirable pour le riche dans ses jours de caprice ou de dégoût. Il ne restait plus qu’à envisager résolument la réalité, à voir les paysans comme ils étaient, à mesurer leurs plaies, à compter leurs souffrances. Telle fut l’origine de la poésie des pauvres : elle naquit de l’esprit positif de l’Angleterre ; elle emprunta, pour ainsi dire, sa méthode à l’économie politique, et fit la statistique matérielle et morale des classes pauvres.

Tel fut aussi le procédé de Crabbe, et son observation ingénieusement descriptive est une sorte de statistique. Ses poésies sont une peinture de l’Angleterre indigente ; le premier entre les poètes, il se chargea pour sa part du patronage des pauvres, et, suivant sa propre expression, il voulut leur donner un chant, puisque la Muse ne peut