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m’a dit que j’allais être seule ! je le sais bien ;… que je n’avais pas de protecteur, pas d’asile ! croit-elle donc que je l’ignore ? Je l’aurais remerciée de toute preuve d’affection, si petite qu’elle fût ; mais parler de me prendre à gages ! Hier l’amie, demain la servante ! Et cela chez qui ? près de qui ? Les larmes ont failli me jaillir des yeux !

Tout le cœur de Laure éclatait dans ces mots. Il débordait comme l’eau d’un vase trop plein. Philippe regarda du côté de la Colombière.

— Quelle race ! murmura-t-il à demi-voix.

— Oh ! je ne leur en veux pas ! reprit Laure. Ils n’ont peut-être jamais souffert ; ils ne savent pas combien la moindre piqûre fait de mal à un cœur endolori.

— Mais, dit Philippe, si, le sachant, ils faisaient ce mal, ils auraient donc l’instinct des bêtes féroces !

Ils firent quelques pas sous l’ombrage mouvant des tilleuls, regardant les étoiles d’or que les rayons du soleil tamisés par le feuillage allumaient sur le sable.

— Demain, reprit Laure, je quitte la Colombière.

— Et vous retournez à Paris ?

— A Paris, rue de Douai. Je n’y retrouverai plus la pauvre vieille amie qui fut la compagne de ma solitude : j’y retrouverai du moins le travail.

— Quoi ! vous donnez si peu de temps à votre chagrin !

— Cela vous étonne, et il vous semble que cet empressement à retourner à mes petites touches blanches et noires, après avoir perdu la créature qui m’aimait le plus au monde, est l’indice d’un cœur aride et froid. Je lis dans vos yeux une surprise qui ne m’est pas favorable, et cette apparente insensibilité chez une femme vous afflige et vous attriste. Est-ce vrai ?

Philippe réfléchit une seconde.

— J’ai pu être étonné, je l’avoue, dit-il ; mais je vous connais, et je suis certain qu’il y a quelque motif que j’ignore pour vous faire agir ainsi, un motif honnête et sérieux.

— Merci, reprit Laure en serrant la main de Philippe, vos paroles me prouvent que vous m’aimez, et j’en ai besoin dans ce moment surtout. Voulez-vous que je vous le dise ? J’ai pris depuis déjà quelques années l’habitude de lutter contre le chagrin. Quand il me frappe, je me redresse comme un arbre qui, ployé par le vent, résiste d’abord et ne cède un instant que pour se relever. Les larmes appellent les larmes, et les larmes amollissent. Ce n’est pas ma faute si, toute jeune encore, j’ai su faire cette remarque et m’accoutumer à vaincre mon cœur. Je ne m’abandonne plus à ces mouvemens de tristesse qui ont tant de douceur, mais dont la douceur perfide