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en subir les conséquences, et laisser à chacun la responsabilité de ses actes. Cet intérêt si vif que Laure inspirait à Maurice, qui n’était d’ailleurs ni son frère, ni son cousin, ne paraîtrait-il pas singulier ? De quel prétexte en colorerait-on les témoignages ? Il y avait tant de mauvais esprits, qu’on ferait peut-être d’étranges suppositions. Dans l’intérêt même de Laure, ne fallait-il pas les éviter ? Ah ! si Sophie et Maurice avaient cinquante ans et quatre ou cinq enfans, ils pourraient prendre Laure avec eux et en faire une gouvernante, et tout irait pour le mieux. Malheureusement il n’en était pas ainsi ; force était au jeune ménage d’écouter la voix de la raison, et la raison voulait qu’on laissât Laure chez elle, ce qui n’empêcherait pas, bien au contraire, de lui continuer une protection tout amicale.

Mme Sorbier parla longtemps d’un ton doux et attendri, et, comme on dit de certains chanteurs de romances, avec des larmes dans la voix. Elle aimait Laure comme sa fille, et il lui était cruel de combattre les idées de Maurice : c’était son expérience qui l’y contraignait ; mais, traduite en langue vulgaire, toute cette belle prose signifiait que Mme Sorbier ne voulait pas se charger de payer une dot à Laure, si par hasard, étant chez elle, elle venait à se marier.

M. Sorbier ne manqua pas d’être de l’avis de sa femme ; seulement il eût désiré qu’on trouvât un moyen de concilier toutes choses. N’était-il pas possible, par exemple, de prendre chez eux l’orpheline en qualité d’intendante ? Plus tard, elle serait promue aux fonctions d’institutrice, et le salaire attaché à ces deux places en couvrirait l’intimité. De cette manière, on ferait la part du monde et celle du cœur.

Mme Sorbier adopta cette idée avec un empressement qui prouvait en faveur de ses bonnes intentions, et voulut se charger d’en faire part à Laure. Déjà à différentes fois elle lui avait dit qu’on s’occupait d’elle et de son avenir ; mais ces confidences, dictées par la tendresse la mieux sentie, étaient entourées d’un miel si singulier, que le fiel le plus amer eût semblé plus doux au cœur de la protégée.

Philippe Duverney, qui, depuis les fiançailles de Maurice, vivait dans l’intimité de la famille Sorbier, assistait à toutes ces petites scènes, auxquelles souvent il prenait une part indirecte en qualité de conseiller ou simplement de témoin. Il en éprouvait une sorte de dégoût qui n’allait jamais jusqu’à la colère, sachant bien que, dans la superbe naïveté de leur égoïsme, la femme et le mari ne l’auraient pas compris, s’il les avait accusés de férocité. — M. Sorbier a l’égoïsme compatissant, disait-il. Pour le prix de cent écus par an, avec une petite place au bout de la table et une chambrette sous les toits, il accepterait sans regret les services d’une intendante active et dévouée, et pour ses petits-enfans une institutrice jeune, intelligente