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celui que peut nous fournir la planète que nous habitons met parfaitement en lumière une des lois les plus importantes de l’esprit humain : à savoir que nous ne concevons rien en dehors de nous-mêmes, et que notre imagination ne peut nous représenter que des êtres et des objets en rapport avec notre nature. Les écrivains qui tentent de se soustraire à cette loi retombent à leur insu sous son empire; seulement ils sont punis de leur audace par la pauvreté et la stérilité de leurs inventions. Ne pouvant nous intéresser à un autre monde que le nôtre, à une autre nature que la nôtre, ils nous instruisent néanmoins en nous révélant les limites de l’imagination humaine et la sphère où elle doit seulement se mouvoir.

Ces livres d’une témérité bizarre nous révèlent encore une autre loi poétique non moins importante : c’est que l’imagination de l’homme est incapable de créer, et que ses efforts les plus extrêmes et les plus heureux se bornent à combiner. Ce que nous appelons création poétique n’est jamais la découverte d’une chose inconnue : c’est une combinaison nouvelle et inattendue des choses existantes. La plus fertile imagination est tout simplement celle qui conçoit le plus grand nombre de combinaisons. Voyez à quoi aboutissent les romanciers qui essaient de nous représenter la figure et les mœurs des habitans d’un monde lunaire et les phénomènes naturels d’une terre astrale quelconque. Ils accouchent tout simplement d’une physique et d’une chimie absurdes, qui ne sont autres que la physique et la chimie humaines renversées, et mises pour ainsi dire sens dessus dessous. Ils nous montrent des êtres animés qui ont tous les attributs de l’humanité. Leurs habitans de la Lune, de Saturne ou du Soleil ont beau vouloir être bizarres, ils ne peuvent pas échapper aux conditions de notre nature. Tout ce que l’auteur peut faire, c’est d’augmenter la portée des sens humains, de multiplier la rapidité des sensations, d’accroître le nombre des organes qui perçoivent les phénomènes extérieurs, ou bien encore d’échanger les fonctions des divers sens et d’en ajouter un nouveau, qui n’est pas plus merveilleux que le sens particulier aux cataleptiques et aux somnambules. L’homme ne peut donc échapper à lui-même, il n’imagine que ce qu’il sait déjà; quand il croit créer, il se rappelle; ses conceptions les plus extravagantes ne dépassent jamais les limites de ce qui est connu. Aussi une des choses qui frappent le plus à la lecture de cette littérature astronomique romanesque, c’est la mystification qui résulte à la fois pour l’auteur et pour le lecteur de cet oubli des lois de l’esprit. Tous ces efforts d’imagination de l’auteur aboutissent à inventer une combinaison moins poétique qu’une gargouille ou un cyclope, et la curiosité du lecteur, surexcitée par les promesses du livre, ne trouve pas davantage sa récompense.

Ces lois de l’imagination sont tellement évidentes, qu’il est remarquable qu’aucun écrivain fantasque doué de génie ne les a méconnues. Il n’appartient qu’à un Cyrano de Bergerac ou à un Rétif de la Bretonne de tomber dans cette erreur grossière. Swift et Rabelais, pour prendre les deux écrivains qui ont inventé les mondes les plus bizarres, n’ont jamais commis cette erreur; jamais ils n’ont essayé d’échapper à la sphère de l’humanité. Tout le procédé de Swift consiste à représenter le monde tel que le reflètent à nos yeux les lois de l’optique, à le regarder alternativement par le petit bout ou