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REVUE. — CHRONIQUE.

pour les prisonniers des armées alliées, qui partout auraient reçu un accueil hospitalier ; mais malheureusement il existe des faits irrécusables qui prouvent que sur le théâtre de la guerre et sur le champ de bataille, malgré une discipline sévère, les troupes russes ont manifesté plus d’une fois des instincts d’un peuple sinon barbare, pour ne pas dire un mot blessant même à des ennemis, mais bien moins humain et moins civilisé que le soldat français ou anglais.

Le jour du combat devant Balaclava, après la brillante charge fournie par la cavalerie anglaise, les soldats en position sur les hauteurs qui dominent la plaine ont vu avec horreur les soldats russes courir après les cavaliers anglais pour les frapper lorsqu’ils étaient gisans par terre, désarmés et blessés. On sait qu’après la bataille d’Inkerman le généreux lord Raglan s’est vu obligé de faire passer devant une commission d’enquête un major russe accusé d’avoir percé de son épée un soldat anglais blessé et couché par terre.

Les Russes, s’ils sont justes et reconnaissans, ne doivent jamais parler qu’avec respect des traitemens qu’ils ont reçus dans les camps des armées alliées. On ne peut reprocher à aucun officier, à aucun soldat français ou anglais, des procédés comme ceux qui ont été signalés du côté des Russes, et qui appartiennent déjà à l’histoire.

Il est connu et avéré que pendant l’hiver les Cosaques à pied enlevaient nos sentinelles dans les tranchées, en employant le lacet, dont se servent dans les petites villes de la Russie les exécuteurs de hautes œuvres pour débarrasser les rues des chats et des chiens errans. Je sais qu’un soldat français, un chasseur d’Afrique, je crois, ayant été enlevé par ce barbare stratagème, fut amené devant le général Kiriakof, qui le présenta au prince Menchikof et aux grands-ducs Nicolas et Michel, présens alors au quartier-général. Le jeune soldat, encore tout plein d’une vive indignation, ne craignit pas, en présence des généraux et des princes, de traiter de barbare cette manière de faire la guerre. Donnez-moi un fusil, s’écriait-il, je vous ferai voir comme les Français combattent. Je présume même que la leçon ne fut pas inutile à l’ennemi, car depuis ce temps cet odieux genre de combat ne fut pas renouvelé.

Il a été constaté plus d’une fois que les soldats français et anglais pris dans les tranchées ont été immédiatement dépouillés de leurs vêtemens. Un jour, au milieu du terrible hiver que nos troupes ont si héroïquement supporté, un soldat anglais prisonnier se présenta tout nu sur la plate-forme d’une batterie, où se trouvait un groupe d’officiers. L’amiral qui y commandait, saisi d’une juste indignation contre ses soldats, fit donner des ordres les plus sévères pour que ces actes de cruauté ne fussent pas renouvelés ; néanmoins rarement un soldat français ou anglais prisonnier fut assez heureux pour conserver sa capote. On m’a assuré qu’un général commandant une division, et dont je tairai le nom, avait institué une prime de 4 roubles d’argent (16 francs) pour l’uniforme d’un highlander, comme on fait ailleurs pour la peau d’un loup ou d’une bête fauve. Il est vrai que ce n’était pas par un sentiment de haine qu’il portait à ces braves soldats, c’était par passion de collectionneur qu’il recherchait ces costumes pittoresques des Écossais.