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Kopkin et de l’envoyer à sa destination par un agent d’une puissance neutre, lorsqu’il serait lui-même à Constantinople, qui était désigné pour le lieu de sa résidence. Le général n’ayant pas cru devoir en prendre la responsabilité, le portefeuille, ainsi que d’autres valeurs recueillies par nos soldats, ont été expédiés plus tard par un parlementaire à Sébastopol. Je me souviens qu’à cette occasion le général Schelkanof lui-même, en me parlant de la manière dont il était traité, rendait le plus sincère hommage à l’hospitalité de nos alliés anglais. Je rapporterai même, aussi fidèlement que possible, ma conversation avec ce général, vétéran des armées russes. « J’ignore, me disait-il en riant, pourquoi on me retient ici. Dites à vos chefs qu’à mon âge je ne pourrais faire grand mal ni à la France ni à l’Angleterre. C’est la première fois que je me trouve sur un vaisseau, et il me semble que je suis dans une maison de fous. Ces marins font un tapage infernal, l’un d’eux se promène toute la nuit au-dessus de ma tête (c’était l’officier de quart), et ne me laisse pas fermer l’œil. Cependant je dois avouer que les Anglais sont pleins de galanterie, sans en avoir l’air. Imaginez-vous ce qu’ils viennent de me faire. J’ai été pris sur le champ de bataille, lorsque je ralliais mes troupes, renversé par terre avec mon cheval, qui venait d’être blessé. Je suis vieux, comme vous voyez, je me relevai avec peine, mais je ne pouvais pas me remettre en selle. Entouré aussitôt par les soldats anglais, je fus désarmé, et dans la bagarre, je perdis l’objet auquel je tenais le plus, ma tabatière. Cette tabatière, je l’avais reçue en cadeau, lorsque j’avais été nommé officier ; elle a fait avec moi toutes les guerres : c’était mon talisman, ma compagne fidèle, je l’aimais et je croyais que nous ne nous séparerions plus jamais. Eh bien ! ne parlant ni français ni anglais, j’ai fait connaître comme j’ai pu à ces gens-là (en montrant les officiers du bord) la peine que j’avais de perdre ma chère tabatière. Jugez de ma surprise, de ma joie extrême, lorsque ce matin à déjeuner, en ouvrant ma serviette, j’ai vu tomber à mes pieds ma tabatière ! » En me parlant, il tirait la tabatière de sa poche, m’offrait une prise, il en prenait une lui-même, et me désignait du doigt un marin de petite taille à qui, disait-il, il était redevable d’avoir retrouvé sa tabatière. « Aussi je n’en veux plus aux Anglais, ajoutait-il gaiement, de m’avoir si mal arrangé mes vêtemens. » Et ce disant, il découvrait sa grande capote grise, puis faisant un demi-tour, il me montrait ainsi qu’à tous les témoins de cette conversation, avec le geste le plus comique, son pantalon vert foncé, mis en lambeaux par les balles anglaises.

Le marin de petite taille que je voyais pour la première fois, et qui en ce moment ne se distinguait des autres officiers par aucun signe extérieur de son grade, c’était le brave amiral Lyons. Sachant les regrets et les préoccupations de son prisonnier, il en avait prévenu lord Raglan, occupé en ce moment à faire enterrer les morts et transporter sur les vaisseaux les blessés abandonnés sur le champ de bataille par l’armée russe. Lord Raglan avait immédiatement donné l’ordre de rechercher la tabatière, et elle avait été rapportée par un Écossais, qui, dit-on, n’avait voulu recevoir aucune indemnité.

En Russie, à en juger d’après les récits des journaux, l’empereur actuel, les autorités supérieures, la noblesse, ont montré des sentimens généreux