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guerre. Nul plus que M. Thiers en vérité n’est expert dans ces matières. Il sait où campent tous les corps, la façon dont ils se nourrissent, la place qu’ils occupent le jour du combat. Il a compté jusqu’au dernier non-seulement les soldats français, mais encore tous ces alliés, Bavarois, Polonais, Saxons. Autrichiens, Hollandais, masses mouvantes poussées vers leur destin par une volonté immuable. Jamais on n’avait vu une marche semblable depuis les grandes invasions de l’Occident, et un tel mouvement d’hommes n’a été égalé que par celui qui refluait peu après vers la France. De ce dramatique récit, il ressort une impression que M. Thiers lui-même suggère. Certes le génie n’avait point abandonné Napoléon. La fécondité des combinaisons ne lui manquait pas plus que la prudence. Cette prudence, il la poussait même à l’excès, et cependant la fortune ne souriait point à tant d’efforts, parce qu’il y avait une sorte de contradiction secrète entre la témérité de l’entreprise et la prudence de l’exécution, c’est-à-dire, en d’autres termes, que les opérations militaires, les combinaisons de la guerre payaient, si l’on peut ainsi parler, pour l’erreur de la conception politique.

La plus grande des aventures s’accomplissait méthodiquement, et c’est ainsi qu’on s’enfonçait de Witebsk à Sraolensk, de Smolensk à Wiasma, de Viasma à Moscou, gagnant des batailles sans rien résoudre, sans conquérir la paix surtout, refoulant les Russes sans les réduire, et ne trouvant que le vide, l’incendie, et la perspective d’une retraite déjà périlleuse ou d’un hiver perdu dans l’inaction à six cents lieues de Paris. Situation terrible d’un homme jusque là invincible, qui ne connaît point d’obstacles, qui brise toutes les forces qu’on lui oppose, pour se trouver tout à coup en face de cet autre ennemi, la nature des choses, la puissance des élémens conjurés, et, il faut l’ajouter aussi, le désespoir implacable d’une nation blessée dans son orgueil ! Cette ténacité de désespoir, cette conjuration des élémens, ce fut là tout l’art militaire des Russes. On ne peut dire au juste si ce fut par calcul ou sous la pression de la défaite qu’ils suivirent le système dont les résultats changèrent la face du monde. Leur tactique était simple : la retraite une fois commencée, ils aidèrent les élémens, et dans plus d’une journée encore ils vinrent se briser contre ces bataillons qui se retournaient pour combattre avant de tomber sous la neige. Ils accompagnèrent, jusqu’à la Bérésina d’abord, cette armée, si belle quelques mois auparavant, et maintenant réduite à n’être plus qu’une troupe en désordre. Comme pour rendre un tel désastre plus cuisant et plus amer, c’est dans un des momens de cette retraite que Napoléon recevait, à Dorogobouge, la nouvelle de cette conspiration Malet qui avait un instant surpris Paris en déconcertant pendant quelques heures les plus hautes autorités de l’empire. Certes cette conspiration n’avait en elle-même rien de bien sérieux, et cependant elle mettait à nu ce qu’il y avait de précaire dans cette prodigieuse fortune. Malet était un fanatique, mais c’était un fanatique qui, sous l’obsession d’une idée fixe, avait fini par découvrir que là où un homme était tout, il n’y avait qu’à