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vers; puis passez au livre onzième de l’Esprit des Lois : vous croirez être sorti d’un traité de procédure pour écouter, non pas les utopies d’un Platon, mais des réalités non moins belles, que vous reconnaissez, grâce à l’homme de génie qui les démontre en les découvrant.

Lord Chesterfield presque seul avait senti d’abord ce prodigieux mérite de notre Montesquieu. «. Vous avez fait notre portrait, disait-il à son ami, comme jamais un peuple n’en a peint un autre; vous nous avez appris nos institutions à nous-mêmes. Saurez-vous ensuite les imiter? Cela est différent. Vous et vos parlemens, vous pourrez bien faire encore des barricades ; mais saurez-vous élever des barrières? » Et là revenait une discussion, assez fréquente entre les deux amis, sur le plus de bon sens ou le plus d’esprit de leurs deux nations respectives, discussion qu’on put croire tranchée à Venise par l’imprudente vivacité de Montesquieu jetant au feu ses notes de voyage, sur l’inquisition des dix, au premier avis que vint lui donner un inconnu malignement aposté par lord Chesterfield.

Sans tirer cependant pour l’avenir aucune induction de ces anecdotes, ni prendre le moins du monde Chesterfield au pied de la lettre, il nous suffira d’avoir noté ce que fait si bien sentir le livre de M. de Rémusat, le mérite de l’esprit français traduisant la vie anglaise, cette netteté, cet agrément, cette vive allure d’un récit naturel et rapide, nous expliquant les choses même le plus étrangères pour nous. C’est à quelques égards, nous l’avons dit, le même attrait spirituel, mais non la même séduction, attendu la différence de temps, qu’avaient eu en 1734 les Lettres sur les Anglais de Voltaire, autrement dites Lettres philosophiques, et d’abord séquestrées sous l’un et l’autre titre par arrêt du conseil d’en haut, puis condamnées au feu par arrêt du parlement de Paris. C’est l’art plus sérieux, plus travaillé, que le même ordre d’idées inspirait à l’auteur de l’Esprit des Lois, et dont il reste des traces bien piquantes dans quelques notes de voyage qu’il n’a pas brûlées cette fois.

Nous n’hésitons pas à le dire : après ces coups d’œil de génie jetés sur l’Angleterre au XVIIIe siècle, le sujet demeurait encore bien neuf pour nous. On y avait pénétré par quelques côtés littéraires ; mais avec quelle science et quel succès? En vérité, j’aurais peine à le dire; divers travaux accueillis et célèbres sur l’Angleterre à la fin du XVIIIe siècle ne donnaient, d’une partie de sa littérature, que la plus fausse idée. En quoi, par exemple, les lourdes traductions de Letourneur et sa monotone euphonie pouvaient-elles aider à comprendre l’admirable et multiple génie de Shakspeare, le puissant naturel de Richardson, et même la force poétique mêlée aux déclamations de l’auteur des Nuits? Et nous ne parlons ici que des