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Ce qu’il importe de remarquer, c’est le rôle qu’a joué la philosophie dans le développement poétique de Corneille, de Racine et de Molière. Aucun de leurs ouvrages n’est revêtu de la forme didactique. Les personnages qu’ils mettent en scène parlent et agissent en raison de leur caractère, de leurs passions, sans se préoccuper de la leçon qu’ils peuvent offrir; mais il est facile d’apercevoir au fond de leurs plus hardies inventions une connaissance de la nature humaine que la pratique de la vie ne suffit pas à expliquer. Descartes, Gassendi et Port-Royal sont les trois grandes sources auxquelles ont puisé les créateurs du théâtre français. La relation de Port-Royal avec Racine n’est pas difficile à établir. Il ne s’agit pas ici du roman d’Héliodore, confisqué par Lancelot et brûlé sous les yeux de l’écolier indocile : il s’agit de Nicole et de ses amis, qui avaient institué à Port-Royal un enseignement philosophique dont l’importance ne saurait être contestée. Et pour découvrir des liens de parenté entre les tragédies de Racine et cet enseignement, il n’est pas nécessaire de posséder une puissante sagacité. Chacun sait que Molière partageait avec Chapelle les leçons de Gassendi, et la doctrine exposée par ce maître habile avait laissé dans l’esprit du futur comédien une trace si profonde, que, pour la populariser, il avait commencé une traduction en vers du poème de Lucrèce dont le manuscrit est perdu, mais dont quelques fragmens se retrouvent dans le Misanthrope. Quant aux rapports de la philosophie cartésienne avec les tragédies de Corneille, s’ils ne peuvent se démontrer aussi clairement que ceux de Gassendi et de Nicole avec Molière et Racine, on ne peut cependant les contester d’une manière sérieuse. Le père de la philosophie française et le père de la poésie tragique parmi nous se donnent la main dans l’histoire, et le sublime langage d’Horace et de Cinna, qui nous étonne aujourd’hui, qui étonnait les contemporains de Corneille, n’a rien d’inattendu, rien de surhumain pour ceux qui ont nourri leur esprit des Méditations de Descartes. Après avoir plané, avec le secours de cette puissante intelligence, au-dessus des empires, au-dessus de l’histoire, au-dessus de la vie réelle, quand on redescend sur la terre, que l’on se retrouve debout parmi les hommes, plus souvent entraînés par leurs instincts que gouvernés par une volonté réfléchie, les Romains de Corneille n’excitent plus la même surprise : le philosophe explique le poète.

Il y a dans les tragédies de Racine, païennes par le sujet, si l’on excepte Esther et Athalie, un accent chrétien qui n’exprime pas seulement les sentimens de l’auteur, mais les principes de Port-Royal. L’élève de Lancelot, qui dévorait avec tant d’ardeur l’Histoire des Amours de Théagène et Claridée, faute de goût que la postérité lui a pardonnée, élevé dans la foi catholique, n’aurait sans