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laisser passage aux hommes; il faut qu’avant cinquante ans les communications deviennent par là aussi fréquentes entre la Chine et l’Europe qu’elles le sont aujourd’hui entre l’Angleterre et la France. Dans les grandes luttes industrielles, parmi de grands biens généraux, il y a toujours beaucoup de maux particuliers. Après la bataille, chaque parti enterre ses morts, et les vivans font alliance. Le fort n’a-t-il pas toujours dévoré le faible? Les Grecs détruisirent les Pélasges, les Romains détruisirent les Grecs, les barbares du nord, les Romains. Toutes les races s’éteignent successivement. Qui se souvient du mammouth et des animaux antédiluviens? Qui se souvient des Onuontagués et des Tsonnonthouans si célèbres au Canada? Qui regrette les Abénaquis de l’Acadie, les Papous de Van-Diémen? La grande unité des races qui se prépare n’est pas, à proprement parler, la fusion des races humaines, mais la disparition des autres races devant la race anglo-saxonne, qui doit dans quelques siècles couvrir le monde entier.

Ainsi parlent avec un naïf orgueil beaucoup de Yankees, très honnêtes gens, chauds patriotes, mais mauvais raisonneurs. J’aime mieux le discours d’un Espagnol de mes amis, homme de beaucoup de sens et d’esprit, qui disait un jour : « Laissons ces gens à leur folie. Ils sont nés d’hier, et déjà l’orgueil de vivre leur a tourné la cervelle. Proscrits de toutes les races, ils se croient l’élite de l’humanité. Ils aspirent à la domination. Qu’ont-ils donné au monde pour avoir le droit de le gouverner? De quels grands hommes sont remplies leurs annales? De Washington, honnête homme, égoïste et médiocre; de Jackson, soldat brutal et perfide, vrai troupier; de Cooper, le plus ennuyeux des romanciers. Avec eux, si par malheur leur rêve se réalise, s’établira par toute la terre un système d’égoïsme, de cant , d’hypocrisie religieuse, de bavardage politique, d’oppression industrielle, de tristesse immense et universelle. Quel monde mélancolique que celui où tous les soirs, à la même heure, on prendra d’un pôle à l’autre du thé et des sandwiches, où on lira la Bible tous les dimanches après avoir vendu toute la semaine du bœuf salé et du coton! Non, les races ne sont pas condamnées à périr. Laissons ces Yankees fanfarons vanter leurs comptoirs remplis de marchandises et d’acheteurs, leurs tonneaux qui regorgent de bière, leurs coffres d’où l’or ruisselle, leurs villes pleines d’habitans jusqu’aux bords. C’est la richesse, c’est la force matérielle, ce n’est pas le bonheur. Ils sont condamnés à la mort lente du travail sans espérance et sans fin. Qu’ils regardent au midi. Parmi ces peuples qu’ils méprisent parce que le vin et le soleil leur tiennent lieu de pain et de liberté, en est-il de plus misérables qu’eux-mêmes? Dieu a châtié leur orgueil et leur avidité. Ils travaillent, et ils ne recueilleront pas le fruit de leur travail. »

Je l’interrompis : « Vous les haïssez parce qu’ils vous succèdent ; mais avouez que ces Yankees sont un grand peuple. — Je les hais, me dit-il, non parce qu’ils nous succèdent, mais parce qu’ils nous haïssent, nous et toutes les autres nations. Lisez leurs journaux et ceux des Anglais, qui ne valent