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Mais pendant que le gouvernement officiel refusait de reconnaître Walker, les amis de celui-ci, les banquiers et les spéculateurs de toute sorte qui, à New-York et dans le sud des États-Unis, patronaient son entreprise, s’indignèrent hautement de la pusillanimité de M. Pierce, l’accusèrent de trahison, et firent publiquement appel au courage et au patriotisme de tous les citoyens des États-Unis en faveur de ce héros qui combattait presque seul pour la liberté du Nicaragua et la grandeur de sa patrie. Ceux qui avaient fondé sur cette conquête l’espoir de grandes fortunes, qui, là comme au Texas et en Californie, avaient rêvé d’immenses terrains à défricher, un canal à construire avec la certitude d’énormes bénéfices, le transit des deux mondes à monopoliser, un état à esclaves à incorporer dans l’Union, ceux-là, dans le Kentucky, le Tennessee, l’Alabama, l’Arkansas, le Mississipi, la Louisiane, la Géorgie, les deux Carolines, formaient des meetings, levaient des hommes et de l’argent, agissaient enfin avec l’activité et l’audace d’un gouvernement régulier pour envoyer des renforts à Walker et l’affermir dans sa conquête, ils disaient que des cinq tracés proposés pour le percement de l’Amérique centrale et la communication des deux Océans, celui qui offre le moins de difficultés et le plus d’avantages est le tracé du Nicaragua. Déjà la nature a fait à moitié ce grand travail ; le fleuve San-Juan, malgré les rapides qui gênent sa navigation, ouvre un accès facile jusqu’au lac de Nicaragua ; ce dernier communique directement avec le lac de Managua, qui est lui-même à peu de distance de l’Océan-Pacifique ; l’espace qui sépare les deux lacs du Grand-Océan est un plateau peu élevé, couvert d’arbrisseaux, de mangliers, et plus aisé à percer que la chaîne des Andes qui s’étend sur tout le reste de l’Amérique centrale. Toutes les puissances maritimes (et la marine marchande des États-Unis est supérieure même à celle de l’Angleterre) ont le plus grand intérêt, soit à s’emparer du pays que doit traverser le futur canal, soit à neutraliser d’avance cette grande voie de communication. Si les Anglais veulent se ménager un libre passage vers les mers de l’Australie, les Américains ont à garder la route par laquelle de New-York et de la Nouvelle-Orléans on se rend en Californie. La construction du chemin de fer de Panama et d’Aspinwall-City abrège déjà le voyage, mais cette route n’en est pas moins éloignée de San-Francisco ; il dépend du gouvernement de la Nouvelle-Grenade de l’intercepter à son gré. D’ailleurs le chemin de fer, construit à la hâte et avec une négligence forcée, est très dangereux pour les voyageurs[1]. Il importe donc de se

  1. Un terrible accident en a récemment donné la preuve. À six milles d’Aspinwall-City, pendant qu’un convoi traversait un pont construit en madriers entre deux montagnes, le pont s’est écroulé, et 600 voyageurs qui arrivaient de Californie ont été précipités sur les rochers, à une profondeur de doux cents pieds. Tous ceux qui visitent les États-Unis sont frappés du peu de précaution qu’on apporte à la construction des chemins de fer. Dans les monts Alleghanys, entre Philadelphie et Pittsburgh, les convois tournent si brusquement sur le flanc de la montagne, qu’arrivés à l’extrémité de la courbe, ils se penchent sur le précipice comme les chevaux qui galopent en tournant dans un cirque.