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pereur ne savait pas la portée des arrangemens pris par M. de Barbé-Marbois : ce ministre n’avait pu la lui révéler, ne l’apercevant pas lui-même ; mais il soupçonnait quelque grand désordre. Le jour où il partit pour la campagne d’Allemagne, à la fin de septembre 1805, ayant trouvé M. Mollien sur son passage dans la galerie de Saint-Cloud, en se rendant au spectacle, il était allé à lui et lui avait dit : « Les finances sont mal, la Banque éprouve des embarras[1]. » Cette confidence à brûle-pourpoint, en un pareil instant, avait quelque chose de solennel, puisque c’était le départ du nouveau César pour une guerre où il devait rencontrer des ennemis bien préparés à la lutte, et où il pouvait être frappé par l’aveugle hasard. La gravité de la circonstance ressort mieux encore de ces paroles par lesquelles termina l’empereur : « Ce n’est pas ici que j’y puis mettre ordre. » C’était de la victoire qu’il attendait la restauration des finances. Il fallait qu’il fût vainqueur, qu’il le fût aussitôt, car dans le cas d’un échec ou seulement d’une victoire douteuse il eût été impossible au trésor de lui fournir le moyen de tenter un nouvel effort. L’empereur cependant partait calme et confiant. Sa foi en sa fortune n’était pas l’effet d’un aveugle fatalisme ; c’était le sentiment qu’il avait de la supériorité de son génie militaire, que les Autrichiens avaient tant de fois éprouvée en Italie. C’était la conscience de l’ascendant que lui donnait la bonté de sa cause : dans cette guerre d’Allemagne, ce n’était pas lui qui était l’agresseur ; il était injustement attaqué par un ennemi qui se flattait en vain de le surprendre, et puis dans le champ-clos où l’Autriche le forçait de descendre, il se présentait comme le champion déclaré de la civilisation, car son drapeau était celui de la révolution française, régénérée et réglée comme un torrent dévastateur qui serait rentré dans son lit, changé en un fleuve majestueux ; c’était l’étendard de la liberté civile, et d’une égalité chère à tous les peuples. Selon une observation de M. Mollien, il avait à cette époque une armée parfaitement aguerrie, à laquelle aucune autre ne pouvait se comparer, non-seulement pour l’habitude de la guerre, la solidité et la discipline, mais surtout pour la valeur morale des hommes, car la grande voix de principes généreux y faisait battre les cœurs, et dans les rangs des Autrichiens cette voix se taisait. Ce n’est pas parmi ces derniers que le soldat pouvait se dire qu’il combattait pour assurer à sa famille et à la masse du genre humain un sort meilleur et une nouvelle dignité ; ce n’est pas là que chacun tressaillait à cette pensée, qu’il portait son bâton de maréchal dans sa giberne[2].

La situation financière était critique, on va le voir. Les obstacles

  1. Mémoires d’un Ministre du trésor public, t. Ier.
  2. On sait que le mot est de Louis XVIII, qui le dit aux élèves de l’école militaire de Saint-Cyr ; mais c’est une formule heureuse des principes de la révolution.