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« Quelques instans après, les panneaux de la tente s’ouvrirent, et un homme en robe de chambre élégante s’avança lentement vers nos buveurs et prit place à côté d’eux. Le lieutenant reconnut bientôt en lui un des préposés aux subsistances de l’armée.

« — Vous arrivez sans doute de Pétersbourg ? dit-il au jeune sous-lieutenant Vladimir.

« — Oui, lui répondit Koseltsof, c’est mon frère ; il se rend à Sébastopol.

« — Drôle d’idée quand on peut faire autrement ! répondit l’employé en haussant les épaules.

« — Il est vrai qu’on n’y fait pas fortune, dit le lieutenant d’un air bourru ; mais il y a des gens qui se contentent de servir leur pays.

« — Allons ! un air de la Lucia, s’écria l’employé en montrant une boîte à musique, cela nous égaiera. »


Mais le jour commençait à baisser ; nos officiers prirent congé de leurs hôtes et remontèrent en charrette. Lorsqu’ils arrivèrent au pont flottant qui traversait le golfe, il faisait déjà nuit noire. A peine pouvait-on distinguer la batterie Mikhaïlovskaïa, qui s’élevait à quelque distance de là. — Nous voilà arrivés, dit Koseltsof à son frère. Descends. Si on nous laisse passer sur le pont, nous nous rendrons à la caserne Nikolaïvskaïa. Tu y resteras jusqu’à demain matin. Moi j’irai rejoindre le régiment, je m’informerai de la batterie à laquelle tu es attaché, et je viendrai te chercher au point du jour. — J’aime mieux t’accompagner, lui répondit le jeune homme en sautant hors de la charrette. Et il suivit son frère.

La nuit était profonde, mais la lueur des bombes éclairait à tout instant les piles du pont et les instrumens de la batterie. Parfois une décharge de mousqueterie faisait diversion aux sourds mugissemens des bouches à feu et couvrait le murmure des flots qui battaient le rivage. Le vent soufflait de la mer ; il était acre et humide. Arrivés au milieu du pont, les deux officiers s’arrêtèrent un moment. Le vent soufflait avec plus de force et par raffales ; le pont était soulevé par les vagues qui se brisaient contre les cordages et les ancres qui les retenaient. Au-dessus de Sébastopol, tout le ciel était en feu. Plus loin étincelaient, au milieu de l’obscurité, les feux de la flotte ennemie.

Le pont est franchi, les deux officiers gagnent au plus vite les ouvrages extérieurs. Le jeune Vladimir se sépare alors de son frère. Il a rencontré quelques soldats d’artillerie qui le conduisent vers sa batterie. Nous passerons sous silence les détails de la réception qui est faite à Vladimir par ses nouveaux camarades, et qui n’ont rien de caractéristique. Quant à Koseltsof, il n’est pas, comme Vladimir, un nouveau venu dans Sébastopol. Il se dirige donc, d’un pas résolu, vers le bastion n° 4, où son régiment l’attend ; mais des