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malheureusement pour tout trophée qu’un pauvre vieillard que l’âge a empêché de prendre la fuite.


« — L’ennemi était peu nombreux, il me semble, dis-je au capitaine Khlopof, qui prenait les dispositions nécessaires pour la retraite.

« — L’ennemi ! — me répond celui-ci en souriant, — il n’y en avait pas. Mais attendez un peu ; vous verrez comme ils vont nous recevoir lorsque nous serons engagés dans le bois que nous avons si tranquillement traversé ce matin.

« Le capitaine ne se trompait pas. À peine le détachement était-il entré dans le bois en question, que des cavaliers et des fantassins ennemis se montrèrent de toutes parts et se rapprochèrent tellement de la colonne, qu’on pouvait les voir se baisser et courir d’un arbre à l’autre armés de leurs carabines. Le capitaine se découvrit, fit dévotement un signe de croix ; plusieurs vieux soldats en firent autant. Des cris sinistres retentirent dans le bois ; les montagnards s’excitaient au combat, et quelques instans après des balles de carabine passaient en sifflant sur nos têtes. Le combat s’engagea. Les nôtres répondaient en silence et par un feu bien nourri aux coups des montagnards….. Le capitaine Rosenkrantz tirait lui-même sans discontinuer, et courait à cheval d’un bout de la colonne à l’autre, en excitant les soldats d’une voix enrouée. Il était un peu pâle ; mais sa figure martiale n’en était que plus imposante… Le capitaine Khlopof se tenait immobile dans son costume de la veille. Il avait laissé tomber les rênes de son petit cheval, et ses genoux touchaient presque le devant de la selle. Ses hommes étaient si bien instruits de leurs devoirs, qu’il les laissait agir. Il n’élevait la voix que pour recommander à un soldat de ne point lever la tête. Rien de moins militaire que son attitude ; mais, je le répète, le calme et la franchise de sa physionomie avaient quelque chose d’imposant qui inspirait à la fois la confiance et le respect. »


La colonne continue à s’avancer, et nous suivons toutes les péripéties du combat. On gagne enfin la plaine. L’ennemi s’est retiré. Le soleil disparaît à l’horizon, et le parfum des prairies se répand dans l’air avec les vapeurs du soir. Les soldats s’avancent gaiement en chantant des airs nationaux ; ils rentrent dans leurs tentes, et, après quelques roulemens de tambours qui retentissent au loin, le plus profond silence règne autour d’eux.

L’invention romanesque n’apparaît guère, on le voit, chez M. Tolstoï. Les émotions d’une marche, les fatigues d’un bivouac, les incidens d’un combat lui suffisent pour animer de courtes narrations empreintes d’un vif sentiment militaire. C’est par ces simples tableaux de la vie du Caucase que s’était annoncé M. Tolstoï, lorsqu’éclata la guerre de Crimée. L’exact écrivain qui avait suivi les années russes dans leurs luttes multipliées contre les Tcherkesses se trouva prêt pour une nouvelle tâche. Deux récits étendus, Sébastopol en décembre 1854 et Sébastopol en août 1855, sont le dernier témoignage