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Bientôt une foule de soldats et d’officiers se portèrent autour du cadavre. L’épouvante, l’indignation, le désespoir, étaient peints sur leurs physionomies, et les grenadiers, appuyés sur leurs baïonnettes, sanglotaient au souvenir de leur brave commandant. »


Est-ce bien le soldat russe qui apparaît dans ce récit ? Non, soit qu’il s’inspire de 1812, soit qu’il se souvienne du Caucase, l’auteur d’Ammalat-Bek transforme et dénature les élémens qu’il emprunte à la réalité. Pour que le soldat russe trouvât parmi les conteurs de son pays des observateurs sympathiques et des historiens fidèles, il fallait qu’une influence vraiment nationale eût remplacé en Russie les influences étrangères ; il fallait que Gogol eût ouvert au roman et au drame la voie féconde où tant d’esprits éminens continuent aujourd’hui l’œuvre commencée par les Ames mortes et par le Réviseur. Les récits militaires sur la Crimée représentent cette dernière période, comme les souvenirs du Caucase et de 1812 peuvent, à quelques exceptions près, servir à caractériser l’intervention du romantisme allemand et français dans la littérature russe.

Il y a peu d’années, en 1853, un jeune officier, M. Le comte Tolstoï, publiait une suite de récits, — Otrotchestvo (la jeunesse), Detstvo (l’enfance), Nabeq (l’expédition), Roubka-Leça (la coupe de bois). Le soldat russe y apparaissait pour la première fois dans la mâle simplicité de son caractère. Aux soldats, l’auteur opposait les officiers, et il se montrait sévère pour l’affectation regrettable qui dépare chez ceux-ci des qualités réelles. Ces premiers récits de M. Tolstoï, — on en jugera par deux passages caractéristiques, — nous font pénétrer dans les rangs les plus élevés et les plus humbles de l’armée russe, telle qu’elle existait à la veille de la guerre de 1854-55, telle qu’on pouvait l’observer au milieu des fatigues et des dangers de son éternelle campagne du Caucase. Les soldats, les officiers, que nous verrons plus tard soumis dans Sébastopol à une épreuve suprême, faisaient là en quelque sorte leur veille des armes. Les figures que M. Tolstoï place devant nos yeux n’ont vraiment rien de commun avec les guerriers déclamateurs de M. Marlinski.

Dans la Coupe de bois, souvenir du Caucase, M. Tolstoï décompose l’armée russe ; il cherche les types permanens qu’on retrouve dans les corps les plus divers. Ces types sont au nombre de trois, — les soldats proprement dits, — les vétérans, — les enfans perdus. Le premier type se distingue généralement par la douceur et la patience poussée parfois jusqu’à une sorte de résignation mystique aux décrets de la Providence. Le second est reconnaissable à son esprit dominateur : il y a parmi les vétérans et les sous-officiers des hommes d’une grande énergie et d’une forte trempe militaire. Quant aux enfans perdus (ces mots désignent les soldats doués d’une humeur