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d’acier qui descendait et remontait tour à tour le flanc des montagnes. Les vallées étaient encore remplies de brouillards. Le commandant s’arrêta pour contempler ce spectacle féerique — Cette troupe qui s’avançait au milieu d’une mer de vapeurs lui rappela l’armée de Pharaon. Peu à peu les lances elles baïonnettes s’élevaient au-dessus de ces flots immobiles, puis paraissaient des têtes et des épaules ; mais à peine ces hommes s’étaient-ils dessinés à l’horizon dans toute leur stature, qu’ils disparaissaient de nouveau dans la brume. Ammalat s’avançait, pâle et sombre, derrière les tirailleurs, II écoutait le tambour, comme si ce bruit eût pu étouffer les remords qui agitaient sa conscience. Le commandant l’appela et lui dit d’un ton amical :

« — Tu mériterais d’être réprimandé, Ammalat : ne sais-tu pas que le vin est un bon serviteur et un mauvais maître ? Au reste le mal de tête sera plus éloquent sans doute que mes discours. Tu as passé une nuit orageuse ?…

« — Oui, commandant : une nuit orageuse, une nuit horrible ! Dieu veuille que ce soit la dernière !…

« — Ah ! vraiment, mon brave ? Voilà ce que c’est que d’enfreindre la loi de Mahomet…

« Les deux interlocuteurs continuèrent à causer sur ce ton jusqu’au moment où ils aperçurent la mer Caspienne. Ce magnifique spectacle jeta le commandant dans une profonde rêverie, et il se dit : — Miroir de l’éternité ! pourquoi ta vue ne me réjouit-elle pas aujourd’hui ? Les rayons du soleil se jouent toujours dans tes flots comme un divin sourire, mais c’est la vie éternelle que tu respires, ce n’est plus celle d’ici-bas. Tu me parais maintenant une steppe désolée : aucune voile, quelque petite qu’elle soit, — rien qui rappelle l’existence de l’homme ne se montre à ma vue. Tu me sembles un désert ! »


Puis, se tournant vers Ammalat, le colonel poursuit à haute voix cette touchante méditation. Les bords de la mer Caspienne lui rappellent le toit paternel et les rives du Dnieper. Il fond en larmes. Les deux cavaliers ont oublié de régler le pas de leurs chevaux, ils devancent de beaucoup le détachement. Le moment est propice. Ammalat va immoler son bienfaiteur. Pour le frapper plus sûrement, il simule une fantasia, il pousse un cri sauvage, et galope autour de sa victime. Familier avec les divertissemens du Caucase, le colonel suit sans défiance les mouvemens du farouche cavalier ; il lui crie même gaiement : — Ne manque point ton but !


« — Il n’y en a point qui vaille la poitrine d’un ennemi, — lui répondit Ammalat, et il fit feu. Le commandant s’affaissa sur lui-même et tomba. Le voyant étendu ainsi, son cheval s’approcha de lui, les naseaux gonflés par la frayeur, et se mit à flairer le corps de celui qui avait jusqu’alors guidé ses pas. Quant à Ammalat, il s’était arrêté devant sa victime ; il sauta à terre et se mit à la contempler tout en s’appuyant sur son arme fumante… Cependant le coup de feu avait été entendu ; la troupe se forma en bataille, et plusieurs officiers suivis de cosaques s’élancèrent en avant. Lorsqu’ils arrivèrent sur le théâtre de cet odieux assassinat, le coupable avait disparu.