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jouait devant nous. Que j’aime à voir le soldat russe avant le combat ! Tout en examinant ses pistolets, il dit à son voisin : — Grâce à Dieu, nous les avons donc trouvés. — Puis il se signe dévotement, et enfin, levant la main à la hauteur de ses yeux, il examine tranquillement ce qui se passe dans la plaine et semble compter ses ennemis.

« Au bout de quelques minutes, une fumée bleuâtre sortit du pistolet que tenait le cosaque en vedette, le bruit d’une détonation suivit de près cet avertissement ; mais déjà le cosaque s’avançait vers nous à toute bride, tandis que son compagnon continuait à galoper devant le bois. Plusieurs coups de feu dirigés contre lui se firent entendre, et il se reploya à son tour. « L’ennemi est là, criai-je à ma troupe ; en avant ! — Combien sont-ils, demandai-je aux cosaques lorsqu’ils nous eurent rejoints. — ils doivent être nombreux et ils ont du canon, me répondit l’un d’entre eux.— Tant mieux, s’écria le lieutenant Zarnitski, ils me donneront peut-être une croix de Saint-George. »

« Nous avancions toujours ; déjà nous n’étions plus qu’à une demi-verste du bois, et l’ennemi ne tirait pas. — Qu’est-ce que cela veut dire ? — me demandai-je, et, pour ne pas tomber dans une embuscade, je ne m’engageai dans le bois qu’après avoir reconnu que les tirailleurs ennemis étaient sur le bord de la route. Je fis distribuer aux dragons des chevilles d’enclouage, et nous entrâmes dans le fourré, les cosaques en avant. Nous ne tardâmes pas à joindre les Français. Leurs forces se composaient d’un bataillon d’infanterie avec deux canons. Ils faisaient pitié à voir ; ils étaient épuisés par la fatigue, le froid et la faim ; leurs costumes étaient des plus étranges, mais les nôtres ne l’étaient pas moins. Au lieu d’uniformes, nous portions des soutanes, des sarraux de paysan, des vêtemens de femme ; pour chaussures, nous avions des lapti[1], et plus d’un parmi nous portait une botte à un pied et un lapti à l’autre. Mon fourrier, gaillard bien découplé, était affublé, depuis plus de deux mois, d’un vieux manteau de femme, et moi-même j’étais enveloppé dans une couverture au milieu de laquelle j’avais fait un trou pour passer la tête. Les Français s’avançaient lentement, mais dans un ordre admirable, et chaque fois que nous courions sur eux, ils se retournaient et nous fusillaient de pied ferme. Le chef de bataillon qui les commandait leur criait à tout instant : « Allons, courage, mes enfans ! Montrez les dents ; criblez-moi ces gaillards-là et serrez les rangs ! » On entendait distinctement sa voix ferme et sonore chaque fois que le feu se ralentissait. Comprenant qu’il nous serait impossible d’en venir à bout dans le fourré, nous résolûmes de les suivre, en nous bornant à échanger des jurons et des coups de feu à distance. Les canons qui suivaient le bataillon sautaient au milieu des racines qui tapissaient le sol ; leurs chevaux efflanqués s’avançaient avec peine, glissaient, s’abattaient sur la neige. Nous remarquâmes bientôt qu’une des pièces restait en arrière. Les Français, voyant que les cris et les coups ne pouvaient plus faire avancer les chevaux, déchargèrent et enclouèrent le canon, en brisèrent l’affût et l’abandonnèrent sur la route. Nous passâmes outre ; mais il ne faut pas que j’oublie de le remarquer, les Français

  1. Chaussure en écorce de tilleul que portent les paysans.